VIE ET MORT D’UN BATELIER par Christine van Acker (sur Facebook)

Un grand merci à nombre d’entre vous pour vos condoléances. Voici un extrait du texte lu ce matin pour lui rendre hommage :

Papa, tu n’as jamais porté de jeans ni de T-shirt (téchirte), tu n’es jamais resté assis des heures devant un ordinateur, tu n’as jamais perdu ton temps avec des vidéos de chats, tu n’as jamais scrollé, liké, vocable qui ne faisait pas partie de ton vocabulaire, tu préférais les mots « étalage, bassinée, surestarie, bordails, macaron, veules, écoutilles, affrètement, destination, mat de charge… », tu n’as jamais eu à te batailler avec des mots de passe, majuscules, minuscules, chiffres, caractères spéciaux, tu ne savais pas comment utiliser un téléphone portable, tu as vécu dans un monde où l’on s’appelait à partir d’une cabine téléphonique, où l’on s’écrivait, à telle ou telle écluse, de longues lettres pour se donner des nouvelles, tu continuais à déposer tes virements papiers dans la boîte aux lettres de ta banque tandis que les guichets disparaissaient les uns après les autres, tu aimais bien ta petite voiture, achetée il y a plus de vingt ans, et qui affiche à peine cinquante mille kilomètre au compteur, tu la conduisais encore en ce début d’année.

Tu n’as jamais pris un TGV, tu n’as jamais patienté dans un terminal avant de monter dans un avion qui t’aurait emmené au bout du monde, non, toi et maman, vous vous êtes contentés de quelques rares voyages organisés en autocar, pas trop loin, tu n’as aimé qu’une seule femme qui n’a aimé qu’un seul homme.
Et dieu sait comme elle t’a manqué cruellement depuis son décès.
Toi, ta famille, tes amis bateliers, ici présents, vous avez vécu dans un monde de labeur, ne comptant pas vos heures. Vos rares distractions vous les passiez à danser le paso doble, la rumba, la danse du Spirou, la raspa, la danse des canards. Tu aimais ça, danser, pendant des heures, infatigable.
Comme tu aimais les gaufres, les crêpes, le pain perdu. Toi, qui ne montrais pas tes émotions, tu adorais les chiens parce qu’ils exprimaient leur joie au retour de leur maître.
Tu n’appréciais pas trop l’espèce humaine. On dit de toi que tu étais gentil, poli, réservé, avec beaucoup de prestance, on dit aussi que tes avis étaient bien tranchés.

Un jour, je t’ai répondu, avec ironie, « oui, papa, si tout le monde était comme toi, le monde serait parfait ».
Nous avions cela en commun, l’humour, le goût de la provocation. A quatre-vingts ans, grâce aux avancées de la médecine, tu as bénéficié des deux prothèses de hanches. À nonante ans, tu as survécu à la Covid 19.
Tu n’avais plus qu’une seule dent ; ton dentier te faisait mal. Tes pieds, de moins en moins assurés, glissaient sur notre présent
Ta tête préférait demeurer en cet autre temps, où tu mangeais comme quatre, où tu soulevais comme un rien de lourdes charges. Car tes mains étaient impressionnantes. Des mains qui avaient travaillé toute leur vie jusqu’à ce que tu ne puisses plus rien faire, et cela te désespérait d’être « fatigué de ne rien faire » (…)

Christine van Acker (sur Facebook)

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