20 février 2022
UN TREMPLIN POUR LES FEMMES (L’ILOT PARTIE 2)
Au croisement de la lutte contre le sans abrisme et d’une approche féministe, l’Ilot met en place un projet de centre de jour réservé aux femmes. Suite de notre entretien avec Ariane Dierickx, directrice de l’Ilot, et Elodie Blogie, responsable du projet.
Irène : Pour commencer, mettons le cadre: quelle est la proportion de femmes parmi les sans abris?
Elodie et Ariane : Au dernier dénombrement fin 2020, il y avait à Bruxelles un peu plus de 5000 sans abris, dont 21% de femmes. Mais ces chiffres sont largement en dessous de la réalité, parce que tout un pan de sans abrisme caché n’est pas pris en compte, et qui concerne surtout des femmes. Le fait de trouver refuge chez des membres de la famille, des ami·es.. Ça reste une situation d’errance, avec des risques d’abus, de violences. Ces femmes vont partir tôt le matin et rentrer tard le soir pour ne pas déranger la famille, changer souvent d’endroit, et ce pendant des mois.
Quand des équipes font le décompte en parcourant les rues en soirée, les femmes représentent 7%. Mais selon un dénombrement fait en Flandre par la Fondation Roi Baudouin, avec une autre méthodologie, cette proportion monte à 30%. A quoi il faut ajouter d’autres formes encore, un logement inadéquat, insalubre, trop petit, trop cher par rapport aux revenus… ce qui peut représenter un gros risque de basculer dans le sans abrisme.
Dernière donnée qui nous persuade que ces chiffre sont sous-estimés: tous les indicateurs économiques montrent que les femmes sont plus pauvres que les hommes. Se retrouver sans toit est donc un risque bien réel.
Irène : Pourtant, l’image traditionnelle du sans abri reste au masculin.
Elodie et Ariane : En effet, c’est l’image d’un homme, plutôt barbu et alcoolisé, dormant sur un carton… Le sans abrisme au féminin ne prend pas les mêmes formes qu’au masculin, alors que notre secteur a été pensé sur le modèle masculin. Ce qui fait qu’il y a tout une partie de notre public qu’on n’arrive pas à accrocher.
Le risque c’est que les femmes ne viennent pas dans les centres de jour, ce qui les éloigne du secteur et peut aggraver leur situation. Elles disparaissent des radars de l’aide sociale, et le non recours aux droits est gigantesque. Et que dire de la santé mentale… Au point que désormais, dans nos équipes, il est impensable de ne pas avoir de spécialistes de la santé mentale.
Quand de rares femmes franchissent la porte des centres mixtes, nos équipes disent qu’on n’arrive pas à maintenir le lien, elles ne se sentent pas en sécurité, pas écoutées. Elles se retrouvent face à du sexisme ordinaire ou beaucoup plus lourd. Il arrive qu’elles soient agressées jusque dans le centre, ce qui laisse les équipes impuissantes. Même si on met en place des stratégies comme des créneaux horaires pour les femmes, il y a des hommes qui passent dans les couloirs. Aucune femme ne voudra être dans un espace sieste mixte, même si on va mettre son lit le plus proche du bureau de l’éducateur si jamais il se passe quelque chose. Cela reste des bricolages, sans jamais interroger le principe de mixité, considéré comme un grand principe démocratique important dans la société. On est pourtant dans un secteur où on sait ce que sont les rapports de domination, où on est capables de les lire, de les analyser; on devrait avoir un background pour mieux accueillir les discriminations de genre, et en fait non.
Irène : D’où l’idée d’un projet spécifique pour les femmes.
Elodie et Ariane : On a constaté qu’actuellement, aucune structure n’est spécialisée pour répondre aux besoins de ces femmes. Il existe des structures “violences conjugales” (une cause majeure de sans abrisme chez les femmes), mais dont le seuil d’accès élevé, qui ne sont pas accessibles si on a des troubles de santé mentale ou des addictions trop importantes, ou qu’on est sans papiers. Les expertises en violences conjugales ne sont pas toujours doublées d’expertise sur un travail avec un public en grande précarité. A l’inverse, dans le secteur du sans abrisme, il n’y a pas assez d’expertise quant aux violences faites aux femmes, au risque de recréer des violences institutionnelles. Les centres de jour, première porte d’entrée dans le secteur de l’aide, sont fréquentés jusqu’à 90% par des hommes. Quand on a vécu un parcours de violences, on n’a pas envie d’aller dans ces services occupés en majorité écrasante par des hommes.
Irène : Dans la construction de votre projet, vous avez eu une démarche qui me paraît particulièrement intéressante: faire appel à des “expertes du vécu”.
Elodie et Ariane : Dès le départ, nous savions que nous voulions faire appel à diverses expertises : des académiques, des travailleuses de terrain, mais aussi des femmes qui ont expérimenté des situations de sans abrisme. Cette méthodologie des trois niveaux d’expertise nous vient du Québec, à partir de projets visant à accompagner des jeunes en errance.
Dans un premier temps, nous avons organisé des entretiens avec les secteurs du sans abrisme, du féminisme, de la migration, pour avoir la vision la plus large possible. Ensuite, nous avons identifié des femmes qui avaient vécu elles-mêmes la situation, mais qui étaient relogées, stabilisées, parce qu’on ne peut pas faire une réflexion à long terme, des réunions hebdomadaires, quand on est dans l’urgence absolue. Ça n’a pas été simple, on en a perdu en cours de route mais d’autres nous ont rejointes.
Quand ces femmes sont interrogées par les média,s c’est toujours sur le mode du témoignage. Ce n’est pas ce que nous voulions: on n’attend pas non plus des académiques de raconter leur vécu… Nous comptions sur leur expérience, sur leurs connaissances pour construire le projet.
Il a fallu du temps pour que ces femmes se reconnaissent comme expertes. Nous avons organisé des ateliers d’écriture pour leur permettre de mettre des mots sur le centre, tel qu’elles l’imaginaient.
Irène : Vous pouvez donner un exemple de ce que leur expérience a pu apporter ?
Elodie et Ariane : Etant donné les limites financières, il fallait choisir entre une ouverture quotidienne de deux heures, ou une plage horaire plus large, mais seulement cinq jours sur sept. Elles ont opté pour la première solution, en nous expliquant à quel point il était important d’avoir une routine, de pouvoir dire “à demain”.
Nous avons aussi besoin de leur expertise en termes de sécurité. Si on crée un espace femmes, il y aura toujours des mecs devant, pour leur proposer de les héberger, ou le risque de voir arriver des (ex)conjoints violents… Il y a aussi le risque d’être mal perçues dans le groupe, voire mises sous pression pour ne pas venir. Pour tout cela, leur expertise va compter.
Irène : La question a dû aussi se poser sur le public que vous allez accueillir: des couples? Des femmes avec enfants?
Elodie et Ariane : Bien sûr, ces questions se sont posées. Est-ce qu’on accepte des temps de couple? Non: on travaille avec et pour les femmes. Pareil pour les enfants: les femmes doivent pouvoir s’occuper d’elles-mêmes. On sait que celles qui sont en rue n’ont le plus souvent plus la garde de leurs enfants, donc ce serait une violence de se retrouver avec des mères et leurs enfants. Mais il faut aussi que des femmes relogées qui voudraient venir à une activité n’aient pas de problème de garde. On prévoit donc de mettre en place des partenariats avec les acteurs du quartiers, ou en interne du centre un accueil des enfants, surtout pour les plus jeunes pour qui la séparation serait trop difficile.
Irène : Qu’en est-il de publics spécifiques, comme les femmes trans, ou des femmes prostituées? Deux sujets qui provoquent de gros débats entre féministes.
Elodie et Ariane : Nous sommes dans une démarche d’inclusivité: toute femme qui se déclare femme est la bienvenue. Nous savons à quel point les femmes trans peuvent vivre des violences, y compris institutionnelles. Après, dans le concret, il faudra peut-être prévoir des aménagements particuliers pour celles qui sont en transition, pour que toutes puissent se sentir à l’aise et en sécurité.
Il en est de même pour la prostitution: c’est à chacune de définir son propre parcours d’émancipation. Et puis, qu’est-ce qu’on entend par prostitution? Quand on regarde la façon dont les femmes vivent le sans abrisme, il existe une sorte de “continuum prostitutionnel”, depuis les réseaux jusqu’à ce qu’on appelle le sexe de survie, le fait d’accepter une douche, un lit pour une nuit en sachant qu’au moins on va pouvoir dormir au chaud.
C’était un sujet très tabou dans le groupe de femmes, beaucoup voulaient se distancier du stigmate de la prostituée, déjà le sans abrisme est un stigmate. Mais pour nous c’est important de pouvoir accueillir toutes les femmes, et qu’aucun public ne chasse les autres.
Irène : Et qu’en est-il des équipes : mixtes ou non ?
Elodie et Ariane : On sait que l’une des stratégies développées par des femmes dans la rue est de se mettre à l’abri auprès d’un homme. Nos expertes ramenaient parfois le besoin de protection, d’un regard masculin. L’argument qui a fini par peser en faveur de la non mixité, c’est que s’il y a une seule femme qui ne se sent pas à l’aise parce qu’il y a un homme dans l’équipe, on sera passées à côté de notre mission.
Irène : Une dernière question: quels services comptez-vous offrir dans ce centre, et quand espérez-vous pouvoir le mettre en place?
Elodie et Ariane : Notre ambition c’est d’être à la fois dans la prévention et dans l’accompagnement de personnes qui sont déjà dans le sans abrisme.
Nous comptons développer deux grands axes: d’une part sortir de l’urgence avec des services qui répondent à des besoins primaires, manger, se laver, laver ses vêtements, prendre soin de son corps, de son esprit, faire une pause. Et d’autre part, un accompagnement psychosocial pour sortir de la rue, retrouver des droits, un logement, un parcours d’émancipation. Toutes les activités seront organisées dans ce sens, pour redonner des outils, de la confiance; ça peut être par des cours de langue, de l’autodéfense féministe, de l’art-thérapie… Nous aimons bien l’image du tremplin, à partir duquel les femmes peuvent aller vers l’autonomie.
Nous sommes dans la phase de concrétisation, à la recherche d’un lieu, de financements. On voudrait ouvrir fin 2022.
Pour en savoir plus sur la situation des femmes sans domicile et sur le projet de centre, l’Ilot a publié un rapport en janvier 2022, qu’on peut lire ici
L’Ilot est aussi à la recherche de dons privés qui peuvent compléter les financements publics. Toutes les informations sur le site.
Merci à l’Ilot aussi pour l’illustration.
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