Ukraine : UN CHIEN DE GUERRE DANS UN JEU DE QUILLES NUCLÉAIRES

Avec sa double casquette de chimiste nucléaire (ULB) et de réalisateur cinéma (INSAS), le cinéaste belge Alain de Halleux a travaillé plusieurs mois en Ukraine pour ses documentaires sur Tchernobyl et sur la sécurité des centrales nucléaires.
Il est retourné dans ce pays à de nombreuses reprises, et a même fini… par épouser une ukrainienne !

Il a donc encore aujourd’hui, dans ce pays, de nombreux amis, et presque de la famille.
Au delà de la souffrance quotidienne des bombardements civils, ce qui l’inquiète surtout, c’est que cette guerre en Europe se passe au milieu de quinze réacteurs nucléaires en activité.
Car comment assurer la sécurité de ces centrales, quand la sécurité de tous ceux qui y travaillent n’est plus nulle part assurée ? Interview en mode “alerte rouge”, et reportage photographique de Alain de Halleux.

Alain : J’étais parti en Ukraine en 2011 pour faire un film sur Tchernobyl, et là, j’ai fait quatre aller-retour à Kiev et là-bas. J’ai été à Slavoutytch, la ville où logent tous les travailleurs de Tchernobyl. Et puis fatalement, quand j’ai rencontré ma femme, j’ai aussi été à Kharkov, la ville de ses parents, et j’ai été amené à travailler dans le Donbass.
Ce qui fait que je pense avoir une assez bonne connaissance du centre et de l’est de l’Ukraine, et que j’y ai pas mal d’amis. Je suis évidemment en contact avec eux pour le moment.

Kiev/ Kyiv, du temps de la paix (photo Alain de Halleux)

Claude : Vous communiquez dans quelle langue ?

Alain : L’anglais. Sauf mon copain Sacha, qui ne parle que russe, avec qui j’utilise un traducteur électronique (rires). Enfin voilà. On est évidemment tous complètement retournés. J’avais très souvent marché la nuit dans la ville de Kharkov, qui est aujourd’hui assiégée par les Russes. Je suis aussi photographe, et j’adorais cette ville, qui est très photogénique. C’est la deuxième plus grande ville d’Ukraine, un million et demie d’habitants, c’est aussi grand que Bruxelles. J’en ai fait des centaines de photos.
Là, elle est complètement détruite, cela va devenir un nouvel Alep.
Je ne parle même pas des victimes, c’est une évidence, mais en plus, j’ai du mal à voir tous ces bâtiments magnifiques détruits, ces vieilles maisons du XIX ème, ces quartiers de maisons à l’italienne, toute cette culture qui disparaît sous les bombes, tout ce qui est aujourd’hui “destroyé”.

Claude : Quand tu débarques en 2011, le processus d’indépendance de l’Ukraine en était où ?

Donetsk, dans le Donbass, un look néo soviétique (photo Alain de Halleux)

Alain: Il y a plusieurs grandes étapes. 1991, c’est la disparition de l’URSS. L’Ukraine devient indépendante. 2004, c’est la “révolution orange”, qui pousse déjà Poutine à faire en 2005 un discours assez musclé, où il affirme l’enracinement de la Russie dons ce pays.
Puis en 2014, tu as les manifestations de la Place Maïdan, qui durent des mois et finissent par chasser le gouvernement pro-russe de Victor Ianoukovitch.
En réaction, la Crimée proclame son “indépendance” et rejoint la Russie. Et la communauté internationale ne réagit pratiquement pas. Et puis des forces pro-russes font sécession dans le Donbass, dans le sud-est de l’Ukraine, où deux “républiques” autonomes sont proclamées.
Là, aujourd’hui, avec cette guerre, Poutine a visiblement l’ambition de récupérer toute l’Ukraine. Pour Poutine, Kiev, c’est le berceau de la civilisation russe, à une époque où Moscou n’était encore qu’un village.
Je crois que Poutine est dans un délire personnel, après 22 ans de pouvoir, et les dictateurs ont toujours besoin d’un ennemi extérieur pour asseoir leur pouvoir. Parce que cela distrait la population de tous les autres problèmes.
Et tous les dictateurs ont aussi besoin d’une mythologie historique et territoriale, genre “l’Ukraine a toujours été russe”, pour “justifier” leur agression d’un pays voisin.

Claude : Sachant ce que tu sais, tu me disais aussi ton inquiétude vis-à-vis du nucléaire ?

Alain : Oui, de deux façons. Il y a d’abord une bombe, quelque part à Moscou, sur laquelle il est marqué “Evere” (rire un peu crispé qui finit en toux).
Si tu dois lancer une seule bombe atomique, tu ne vas pas la lancer sur Toulouse.
Tu la lances sur Bruxelles, où tu as à la fois l’état-major de l’OTAN, la Commission Européenne et Swift. Boum, tu fais un “strike”. Un bon “strike”.
Donc ça, les gens ne se rendent pas compte, la guerre en Ukraine parait très lointaine, mais si ça dégénère, on sera en première ligne, pour moi, c’est évident.
L’autre chose, que révèle toute cette crise, c’est le problème du nucléaire civil.
Je me suis tout de suite inquiété de ce qui allait arriver aux centrales nucléaires.
Pour plusieurs raisons. D’abord, un missile pourrait tomber sur un réacteur.
Cela a failli arriver le 4 mars à la centrale de Zaporijia, la plus grande d’Europe, où il y a six réacteurs en fonction. C’est tombé juste à côté, sur un laboratoire. Glubs.
Le second problème, c’est que les centrales nucléaires ont elles-mêmes paradoxalement besoin d’électricité pour se refroidir. Elles ne sont pas autosuffisantes.
Or à plusieurs reprises, il y a déjà eu des coupures de courant dans la région, parce que priver l’ennemi d’énergie, cela fait partie des stratégies de guerre.
Troisième problème, l’entretien et l’intendance. La sécurité dépend essentiellement des gars qui travaillent dans la centrale. Et il en faut des milliers, parce que c’est une immense plomberie, sur laquelle il fait veiller 24 heures sur 24.
Déjà, en temps normal, les mecs sont crevés, parce qu’ils sont en permanence soumis à une double injonction : il faut assurer la sécurité, mais aussi travailler vite. Double stress permanent. Maintenant, imagine en plus l’état de guerre. Tu habites à trente ou soixante kilomètres, dans un village qui se fait bombarder toutes les nuits. Tu penses d’abord à sauver ta peau et à protéger ta famille. Tu ne sais donc jamais, le lendemain, qui sera à son poste de travail, et qui n’y sera pas.
A mon avis, ils doivent travailler avec des équipes incomplètes, boucher les trous comme ils peuvent. Et ça me fait très peur, parce que “l’erreur humaine”, pour moi, c’est la plus grande source de danger nucléaire.

Une chaise après Tchernobyl (photo Alain de Halleux)

Claude : Un de tes films était basé là-dessus, je crois ?

Alain : Oui, “RAS”, “Rien à Signaler” (ndlr : lien ci-dessous).
Mon copain Sacha travaillait par exemple à la centrale de Tchernobyl, c’est un des seuls à être entré dans le réacteur lui-même après l’accident. Un gars très courageux, je ne sais pas si tu vois le gaillard. Eh! bien, lui, il habite à 60 kilomètres de la centrale, à Slavoutytch.
Et pour rentrer chez lui, il doit traverser une enclave territoriale qui est en Biélorussie. Quand les Russes ont attaqué Tchernobyl, toutes ces routes sont devenues des enjeux militaires, et chaque véhicule, une cible potentielle.
À Tchernobyl même, il y a eu des combats de chars dans les rues.
Or la terre est encore bourrée partout de plutonium et de matières radioactives. Et le moindre obus envoie tout ça dans l’atmosphère !
Et à Slavoutytch, les gens vivent dans un état pas possible, ils passent la nuit dans les abris, la ville a été privée d’eau, d’électricité, de chauffage… Mais alors… qui s’occupe de Tchernobyl ? C’est un monstre endormi. Et il n’y a plus personne pour surveiller le monstre. C’est un miracle qu’il n’y ait pas encore un accident grave. Je crois que les Ukrainiens en sont très conscients. Mais les Russes le sont-ils aussi ?

Kharkov sous la pluie, un petit air Bruxellois (photo Alain de Halleux)

Claude : Tu parlais tantôt du Donbass. L’Ukraine a ceci de commun avec la Belgique, que c’est un état binational, où l’on parle partout deux langues, le russe et l’ukrainien, mais dans des proportions très différentes. Tout le monde n’a pas la même langue maternelle. La Crimée, par exemple, était presque totalement russophile.
Pour une question de souveraineté du pays, le gouvernement de Kiev / Kyiv a voulu privilégier l’usage de l’ukrainien comme seule langue “officielle”. Ce qui a pu donner aux “russophile” le sentiment de devenir des citoyens de seconde zone, et donc encourager certains mouvements sécessionnistes qui réclamaient “le retour à la Russie”. Poutine a évidemment soufflé sur ces braises.

Alain : Cela a pu jouer à un certain moment. Mais quand tu vois aujourd’hui les gens qui sont à Kharkov, où personne ne parle ukrainien, ils sont près à défendre leur ville comme des malades… contre les Russes ! Ca va être Stalingrad, pour eux. Et là, j’ai été très étonné. Parce qu’il y avait effectivement cette histoire de langue.
Pour la petite histoire, les parents de ma femme étaient plutôt pro-russes. Pendant les manifs de la Place Maïdan, ils disaient : “C’est quoi, ces gens qui veulent aller vers l’Europe ?”. Et c’est souvent comme ça dans le Donbass, parce que c’est un bassin industriel qui a énormément de liens avec le bassin industriel voisin, qui est lui en Russie. C’est comme une sous-région, une entité en soi.

Claude : C’est sans doute le plus gros échec politique de Poutine. Je crois que dans son délire nationaliste, il s’imaginait qu’une partie au moins des Ukrainiens allait accueillir les Russes comme des “libérateurs”. Comme les Autrichiens ont accueillis les Allemands en 1938. Et comme cela s’était plus ou moins déjà passé en Crimée.
Or ici cela semble avoir eu l’effet exactement inverse. L’agression russe a sensiblement renforcé le sentiment national ukrainien, même chez les russophones, comme tu l’as toi-même vu à Kharkov.

Alain : Poutine a peut-être cru qu’il allait rentrer dans l’Ukraine comme dans du beurre, et il s’est lourdement trompé. Les Ukrainiens, ce sont des gens costauds. D’ailleurs, un de mes héros personnel, c’est un Ukrainien. Il s’appelle Makhno. Je ne sais pas si tu en as entendu parler.

Claude : (grand sourire) Si, bien sûr.

Alain : En gars qui, pendant la révolution russe de 1917, était à la tête d’une armée paysanne de 100.000 hommes, révolutionnaires mais plutôt “nationalistes” et anars, qui combattaient à la fois les troupes du Tsar et les Bolcheviks. Enfin, “nationaliste”, ce n’est peut-être pas le bon mot. Makhno défendait un territoire, mais il défendait surtout les pauvres. Poutine a oublié qu’en Ukraine, il y avait aussi des Makhno. Ca fait partie de l’histoire de ce pays.

Propos recueillis par Claude Semal le 17 mars 2022.

Un lien vers le film “RAS”, sur la sécurité dans les centrales nucléaires

https://www.dailymotion.com/video/x9owq5

Reportage photographique d’Alain de Halleux à Kharkov (2014)

Kharkov une station de métro (photo Alain de Halleux)

Kharkov ( Alain de Halleux )

Kharkov   (Photo Alain de Halleux)

Kharkov Chants de Noël dans une église 2014 (photo Alain de Halleux)

Kharkov, une église (Photo Alain de Halleux)

Kharkov Un repas de fête d’avant-guerre (photo Alain de Halleux)

Kharkov, un passant et son chien (photo Alain de Halleux)

Kharkov, une pompe à essence (photo Alain de Halleux)

Kharkov rencontre du 3ème type (photo Alain de Halleux)

(photo Alain de Halleux)

Kharkov, le taxi de Cendrillon (photo Alain de Halleux)

Kharkov, une statue (photo Alain de Halleux)

1 Commentaire
  • Nadine Willems
    Publié à 01:17h, 23 mars

    Superbe reportage photographique et commentaires éclairés sur le conflit. Merci à Alain de Halleux dont le talent continue à éblouir. Un jour, il faudra en dire plus sur Nestor Makhno, un personnage aussi réel que légendaire dont la renommée a vite traversé les frontières. Les anarchistes japonais en parlaient déjà avec admiration dans les années 1920.
    Merci aussi à Claude Semal de maintenir le cap de l’Asymptomatique. Ce sont des mots qui comptent!

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