03 décembre 2024
TOUTE UNE PROFESSION EN DEUIL par Frederic Dussenne
Je ne connaissais pas personnellement Serge Damenez. Je l’avais bien sûr croisé. Mais, n’ayant jamais créé au Théâtre National, je n’ai pas eu l’occasion de travailler avec lui. Or, c’est dans le travail quotidien qu’on se rencontre vraiment en tant qu’artisan. Un travail qui finit par faire sens quand on prend le temps de la rencontre. Le passage à l’acte tragique de Serge Damenez m’atteint personnellement comme praticien, comme collègue potentiel. Je me sens solidaire de son désarroi.
Poser un jugement ou même exprimer un “point de vue” de l’extérieur sur qui ou quoi que ce soit serait parfaitement déplacé. Les raisons d’un acte aussi définitif que celui-là sont toujours plus complexes que les explications qu’on tente de se donner de l’extérieur. On ne peut qu’exprimer son désarroi et sa solidarité envers les proches et envers les équipes du Théâtre National brutalement ébranlées et qui ont plus que jamais besoin de cette solidarité.
Cela ne m’empêche pas de penser que, plus globalement, notre système de production théâtrale mérite d’être remis à plat. Il s’agit de chercher des solutions, pas de désigner des coupables. J’ai perdu récemment trop d’amis de ma génération dans des circonstances qui relèvent systématiquement de ce que je qualifierais de grande fatigue pour ne pas m’interroger en profondeur sur le sens de ce que nous faisons.
Les issues de ces vies abrégées prématurément n’ont pas toujours été aussi tragiques que celle-ci, mais, à chaque fois, le corps a abruptement dit non, ça suffit.
A la lecture de l’article récent du Soir sur le sujet, j’ai la sensation que le geste de Serge Damenez nous pose à tous et à toutes des questions structurelles. Il est tentant d’opposer les artisans/artistes/techniciens entre eux.
Pourtant, je pense qu’il faut réfléchir autrement. Nous n’existons qu’ensemble. Notre vie quotidienne, c’est d’alterner les moments où on crée – resserrés de plus en plus dans le temps pour des raisons économiques -, et où on doit conserver le droit au doute et à l’erreur et assumer la flexibilité horaire que cela suppose, et les moments où on joue, qui donnent sens à ce travail acharné de création, et qui permettent à tous et à toutes d’entrer dans un rythme plus régulier.
Même si le fait de s’engager dans des professions comme les nôtres supposera toujours d’accepter qu’on travaillera en dehors des heures d’ouvertures des commerces homologués. Les théâtres s’ouvrent quand ces commerces ferment.
Aujourd’hui, on créé mal, soumis à des pressions qui ne correspondent pas toujours à nos priorités, et on joue trop peu. Ça met les artistes face à un besoin délirant de visibilité et entraine les équipes techniques dans une logique qui n’offre aucune alternance et ne connaît pas de véritable pause. Nombre de créations à séries trop courtes, démultiplication des montages/démontages, rythme tendu d’un travail permanent sur une succession d’événements qui surgissent comme des « pop-up » et qui ne permet plus aux techniciens d’accompagner l’intermittence des artistes, tout aussi difficile et cruelle à vivre. L’ensemble du secteur est davantage axé sur la diffusion que sur la création.
La pression politique sur les recettes n’y est évidemment pas pour rien. Il faut remplir une salle de 700 places… Et j’ai peur que ça ne s’arrange pas dans les cinq années à venir. Entre une logique de festivalite aigüe et une raréfaction du travail intermittent, l’étau se resserre. C’est une fuite en avant qu’on ne peut que qualifier, en mesurant ici pleinement ses mots, de suicidaire.
Serge Damenez n’était pas un technicien émergent. Il était manifestement dépositaire d’un savoir et d’une expérience essentiels. Le rythme de production actuel ne laisse que peu de temps à la transmission intergénérationnelle de l’expérience artisanale, qui ne peut s’acquérir que dans une pratique sur la durée.
La transmission est pour beaucoup dans ce qui finit par faire sens dans une vie. Mais elle est peu ou mal valorisée dans nos démocraties libérales qui ont élevé la concurrence et un présent obsessionnel sans substance qui nie l’histoire et empêche l’émergence de l’utopie au niveau du veau d’or.
Il suffit de se pencher sur le manque de respect des enseignants pour s’en persuader. Vieillir, dans nos métiers, c’est devenu une tare. Les bonnes âmes ne se privent pas de nous le rappeler régulièrement.
N’est-ce pas à tout cela qu’il faudrait dire STOP ? Arrêtons de courir. Posons-nous. Parlons. Ce n’est pas seulement le Théâtre National qui est en deuil. C’est toute la profession.
Frédéric Dussenne (sur Facebook)
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