27 mai 2021
POUR LES INVISIBLES ET LES OUBLIÉS DU CHÔMAGE par Anne-Catherine Lacroix
Assistante sociale de formation (ça tombe bien !), complété par une licence en Socologie et en Anthropologie (itou !), Anne-Catherine Lacroix travaille à l’Atelier des Droits Sociaux, une structure juridique et sociale implantée depuis près de soixante ans dans le vieux quartier des Marolles. Avec un mari musicien, et un vrai intérêt personnel pour la chose, elle s’est progressivement spécialisée dans le secteur culturel.
Depuis le début de la « crise COVID », elle intervient régulièrement sur les pages Facbook de « Conseidead », le site de mobilisation du secteur théâtre, et du groupe « Entraide Statut Artiste », pour prodiguer bénévolement ses conseils à tous ceux qui en ont besoin. Elle fait aussi partie du « groupe technique » qui prépare, pour le gouvernement, la réforme du statut des intermittent·es du spectacle.
Le nez sur le guidon, au confluent de toutes les urgences, elle en a aussi gros sur le cœur.
Elle a fait parvenir à l’Asymptomatique ce texte qui parle avec justesse de tous les laissés-pour-compte des « mesures COVID ».
Pour les invisibles et les oubliés des mesures chômage
Le problème de la crise du COVID dans l’associatif, c’est l’urgence. Même si une partie de votre travail est de faciliter un meilleur accès à la sécurité sociale, vous n’échappez pas à cette règle. Vous voulez prendre le temps, dans l’urgence, de décortiquer, dire, expliquer ces mesures d’urgence. Et vous vous retrouvez à batailler face à d’autres urgences. Comme faire avancer des dossiers bloqués pendant des semaines, voire mois, dans des syndicats ou à la Capac. C’est moche, mais c’est la réalité. Les dossiers urgents augmentent aussi vite que les frigos se vident.
J’aurais aimé écrire plus tôt sur tout cela. Mais, au-delà de la charge exponentielle dans laquelle le COVID a plongé notre association, il est des mesures qui ne se mesurent que plusieurs mois plus tard. Quand la réalité vous rappelle que ces mesures sont sélectives, qu’on n’est pas une équipe de 11 millions derrière chaque citoyen comme nos politiques l’ont vanté pour la lutte contre un virus. Et c’est aussi, qu’on le veuille ou non, le fruit de choix politiques et médiatiques.
En matière de chômage, des mesures ont été prises, toutes urgentes, toutes nécessaires. Mais elles me laissent un sacré goût amer depuis des mois. Car elles ont été prises pour freiner la pauvreté, c’est en tout cas comme cela qu’elles ont été politiquement relayées. Mais elles n’ont pas nécessairement eu d’impact pour bon nombre qui font partie des plus pauvres dans l’assurance chômage.
La situation était déjà très difficile pour beaucoup avant le COVID. La crise a juste mis en évidence des situations dramatiques préexistantes, et qui n’étaient pas médiatisées. On le sait tous. Elle a aussi transformé des situations précaires en situations de détresse. Et elle a mis en évidence des choix politiques.
Je n’ai pas le monopole de la connaissance des mesures COVID, loin de là.
J’ai juste un tout petit bout de lorgnette via mon travail et mes permanences juridiques.
Mais mon travail devenu si urgent depuis 12 mois et mes discussions avec mes collègues m’ont donné l’envie, maintenant urgente, de rendre un peu de visibilité à certaines et certains.
Ceux et celles qui, à raison, estiment avoir été laissés de côté et qui ne s’expriment que trop peu. Ceux et celles qui, parfois lassés, tantôt lâchés, ont laissé tomber l’idée même d’avoir un jour une protection sociale. Ceux et celles qui, avec pudeur, avaient disparu depuis longtemps des radars, mais sont sortis de l’ombre pour s’informer en n’ayant alors plus rien. Voici en ce sens une petite liste non exhaustive des mesures dont j’ai pu, dans mon travail quotidien, rencontrer les insuffisances et les limites.
Le gel de la dégressivité de l’allocation de chômage
Mesure forte s’il en est, un arrêté pris en avril 2020 a permis de geler la dégressivité de l’allocation de chômage. D’abord du 1er avril au 30 juin 2020, puis jusqu’au 31 août … puis au 31 décembre … puis, puis, …. jusqu’au 30 juin 2021 au moment d’écrire ces lignes. Demain jusqu’au 30 septembre à en croire le premier Ministre.
C’est une mesure importante qui a permis à des milliers de personnes de ne pas subir la dégressivité de leur allocation depuis le 1er avril 2020. Et quand on sait à quel point la dégressivité de l’allocation peut être rapide quand on a peu d’ancienneté, cette mesure doit être saluée.
Oui mais ….
On ne doit pas oublier qu’en avril 2020, par exemple, sur les 266.533 personnes indemnisées par le chômage suite à un travail à temps plein, 109.495 étaient en fait indemnisées “au forfait”. Ce qui signifie qu’elles étaient en dernière période d’indemnisation du chômage, avec l’allocation la plus basse. Pour elles, la mesure consistant à « geler » l’allocation n’a en réalité aucun impact positif sur leur situation… puisque c’est comme si elles avaient été « gelées » au seuil le plus bas ! Au 1er avril 2020, cela représentait 40% des personnes indemnisées par l’assurance chômage. 40%, bon sang !
Or, en dernière période de chômage, après un « temps plein », les allocations de chômage sont de 1357,20 euros pour un chef de ménage, de 1116,76 euros pour un « isolé » et de 572,52 euros pour un « cohabitant » (voire 790,92 euros, selon l’allocation du partenaire, s’il est aussi au chômage).
Cette mesure n’a donc eu aucun effet positif pour les personnes qui faisaient déjà partie des personnes financièrement les plus vulnérables de ce système du chômage. Elles étaient les plus pauvres, sont restées les plus pauvres. Pas de coup de pouce.
Et aucune hausse de l’allocation n’a été prévue, ne fût-ce que temporairement, alors même qu’en matière d’aide sociale, un rehaussement de 50 euros par mois était par ailleurs prévu sur le revenu d’intégration sociale.
572,52 euros par mois pour un cohabitant … Personne n’a le droit d’oublier ce montant !
Le droit provisoire et d’urgence au chômage pour les travailleurs du secteur culturel
Qu’on ne se méprenne pas: permettre une protection sociale à des travailleurs dans l’incapacité de travailler, et parfois sans droit préexistant à la sécurité sociale, est une excellente mesure.
Mais si la situation économique est à ce point difficile, pour que le gouvernement ait décidé de prendre des mesures:
– soit de gel de la dégressivité de l’allocation de chômage (admettant ainsi qu’il est particulièrement difficile de postuler et/ou de trouver un emploi en cette période),
– soit de favoriser l’accès à une protection sociale pour les travailleurs dits “du secteur culturel”,
pourquoi aucune mesure n’a-t-elle été prise pour les travailleurs qui se sont retrouvés sans travail dès le mois de mars 2020, mais qui, à ce moment-là, n’avaient pas encore assez de jours de travail pour ouvrir leur droit au chômage ?
Dans la réglementation chômage, l’ouverture d’un droit au chômage dépend en effet d’un certain nombre de jours de travail salarié prestés au cours d’une période de référence.
Le nombre de jours de travail nécessaires, ainsi que la durée de la période de référence, sont différents selon l’âge du travailleur.
Ainsi, un travailleur de moins de 36 ans pourra par exemple ouvrir un droit au chômage s’il a travaillé 312 jours sur 21 mois, 468 jours sur 33 mois ou 624 jours sur 42 mois.
Or, des personnes ont perdu leur travail au printemps 2020, qui n’avaient pas encore accumulé assez de jours de travail pour ouvrir leurs droits.
Depuis, les mois ont passé, et aujourd’hui, le résultat est là. Tous les mois de travail prestés avant mars 2020 ne pourront plus être comptabilisés pour un accès au chômage… car ils se situent désormais hors de la période de référence !
Cela nous semble incompréhensible, totalement incompréhensible !
Le recours au chômage temporaire pour cas de force majeure
Depuis mars 2020, le chômage temporaire a été l’outil principal permettant aux employeurs touchés par la crise de suspendre le contrat de travail des travailleurs auxquels ils ne pouvaient plus donner assez ou plus du tout de travail. Plus d’un million de travailleurs se sont d’ailleurs retrouvés, à un moment donné, au chômage temporaire !
Bien sûr, ce chômage temporaire a exclu dans son application toutes les personnes dont le travail était en partie ou totalement « au noir ». Pour celles-là, la situation était et reste terrible.
Mais il y a aussi des employeurs peu scrupuleux qui ont profité du caractère exceptionnel de la situation, et de la mise en place d’une procédure de déclaration simplifiée du chômage temporaire. Pour quoi faire? Tout simplement pour continuer à faire travailler leur personnel en les déclarant en chômage temporaire. Non !! Mais si !! Plus besoin de les rémunérer pour le travail accompli puisque le chômage temporaire pouvait les indemniser ! Et c’est comme ça que des travailleurs sont venus nous trouver, en colère ou en pleurs, car ils travaillaient à 100% mais rémunérés à 70% (via le chômage temporaire), ou travaillaient à 100% (avec 30% payés par l’employeur en surplus du chômage temporaire)…
Avec mes collègues, on se dit: il leur reste quoi, comme possibilité, à ces travailleurs ? La réalité est qu’ils ont deux choix qui n’en sont pas : soit « ils font avec », soit ils se plaignent. Oui mais là, à nouveau, quelque chose fonctionne mal dans l’arsenal législatif. En cas de plainte, les services des inspections sociales sont obligés d’aviser l’ONEm (puisque il y a fraude aux allocations de chômage). Et à partir du moment où l’ONEM est prévenu, celui-ci se retournera contre le travailleur (en chômage temporaire) afin de lui réclamer les allocations versées ! Il pourra aussi sanctionner le travailleur parce qu’il n’a pas déclaré qu’il travaillait alors qu’il percevait des allocations de chômage ! Au travailleur donc de se retourner contre l’employeur pour récupérer son salaire … Mais dans l’attente, il aura travaillé pour un « salaire » au rabais, qu’il devra finalement rembourser à l’ONEM, et qui lui fera encourir le risque d’être sanctionné au chômage.
Les invisibles dont certains, avec pudeur, sont revenus vers nous
Au final, et au-delà de ces mesures nécessaires mais sélectives, je pense beaucoup à tous ces gens qui, depuis des années, ont parfois disparu de nos permanences juridiques.
Ces personnes qui, depuis 2015, sont exclues des allocations d’insertion (ex-allocations d’attente, basées sur les études et non sur le travail). A l’époque, fin 2011, quand la réforme de ces allocations a eu lieu, les politiques avaient promis : «personne ne serait laissé sur le bord du chemin » et « les CPAS sont là pour ceux qui seront exclus ». Et le cœur d’Elio saignait, on s’en rappelle tous.
Or des milliers de personnes sont chaque année exclues de ces allocations, et toutes ne retrouvent pas nécessairement un emploi, et toutes n’ont pas droit à une aide sociale.
Alors, quand tout s’est refermé, en mars 2020, j’ai repensé à toutes ces personnes qui, depuis parfois des années, vivaient hors des radars de la sécurité sociale et de l’aide sociale. Je ne parle pas ici de gens qui auraient décidé volontairement de vivre « hors système sécu », car si c’est une réalité, elle est minime par rapport à celle que nous côtoyons. Je parle de personnes exclues d’un système de sécurité sociale et qui, rapidement ou par étapes, ont disparu, sont devenus en quelque sorte invisibles, vivant de la débrouille, de petits boulots « au noir », de trocs, de solidarité, d’entraide. Je parle de personnes qui, à un moment donné, exclues d’une protection sociale, n’ont même plus pensé qu’une autre aide était possible. Ou n’ont plus eu l’envie, la force, la démarche, de demander ou se renseigner.
J’y pense car en 2012, on disait déjà entre nous que des gens, “on allait en perdre”. Et en 2015, on a commencé à en perdre. Pas de statistiques, mais un constat évident dans nos permanences. J’y pense car, avec beaucoup de retenue et de pudeur, il y en a qui sont revenus vers nous en 2020, totalement démunis. Aucune ressources financières et aucun moyen de gagner de l’argent pendant le premier confinement. Leur situation ne s’était pas améliorée. Elle avait parfois même empiré. Car quand c’est compliqué depuis longtemps, tout se complique parfois très vite. Trop de problèmes à régler, trop d’urgences.
J’y pense beaucoup car c’est une réalité difficile aussi à relayer. On n’attrape pas l’invisible, on ne touche pas la disparition. Les gens viennent à nous ou ne viennent pas pour une consultation juridique. C’est comme ça dans le travail.
Et aujourd’hui, on le sait, on le sent. On a à nouveau perdu des gens. Car la fermeture temporaire en 2020 d’administrations, d’associations, d’organismes de sécurité sociale, tout cela, ça pénalise évidemment ceux et celles qui étaient déjà les plus éloignés du système de la sécurité sociale ou de l’aide sociale.
Alors oui, il y a eu des mesures COVID, urgentes et nécessaires, certainement. Mais elles ont aussi été très sélectives, et n’ont pas permis d’aider des tas de gens qui étaient déjà parmi les plus vulnérables de la société. Et nos politiques ont aussi une responsabilité quand des citoyens ne recourent plus à leurs droits sociaux, quand ils lâchent. Ou quand ils n’ont plus aucun droit à faire valoir car la règle est ainsi mal faite. Pour ceux-là et celles-là, avec ou sans COVID, c’est la vie, le travail, l’accès à la sécurité sociale et à l’aide sociale qu’il reste à travailler, défendre, voire réinventer.
Anne-Catherine Lacroix (L’Atelier des Droits Sociaux)
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