23 novembre 2022
LE THÉÂTRE BELGE (1930-1970) par Maurice Sévenant
Maurice Sévenant, qui nous a quitté il y a exactement quatre ans, était une des mémoires vivantes du Théâtre belge francophone. Avec l’aide d’Alexandre von Sivers (qui en est une autre, et pas seulement pour son action syndicale (1) ), il avait rédigé 140 pages de notes, souvenirs et réflexions (2). En voici un extrait pour la période 1930-1970.
L’installation triomphale à Paris en 1927 de Jules Delacre et de sa troupe préalablement établie à l’ex-Théâtre du Marais, rue du Marais à Bruxelles (Jean Servais, Tania Balachova, Raymond Rouleau, et de nombreux autres moins francisés) devait, à son exemple, provoquer l’exil de très nombreux comédiens belges de plus ou moins grand renom. Ils constituaient avant guerre une proportion importante des plateaux parisiens.
A Bruxelles, le Théâtre Royal du Parc entretenait une troupe entourant des acteurs français. Cette tradition devait se poursuivre plusieurs dizaines d’années après la guerre, avec le plus souvent la reproduction de “mises en places” conçues à Paris et lues par un comédien de la troupe à ses camarades. Entre deux scènes, la plupart jouaient à la belote dans la loge du concierge. La troupe comportait néanmoins des talents inspirés et éthiquement motivés.
Au Théâtre (également Royal) des Galeries, en plus d’indéniables succès bruxellois comme Le Mariage de Mlle Beulemans, avec des vedettes nationales tel Marcel Roels (grand comédien), on engageait aussi des comédiens belges pour compléter des distributions d’acteurs français. D’autres salles produisaient des acteurs bruxellois populaires de talent, aujourd’hui oubliés (Darman, Simone Max, Gustave Libeau, etc.).
Au cœur de Bruxelles, les marionnettes de Toone, chères à Ghelderode constituaient déjà une curiosité touristique au même titre que notre Manneken Pis, quoique d’inspiration différente.
A Liège, un théâtre régional (dont aussi les marionnettes Tchanchès, dont je ne sais comment les orthographier (3) ) fleurissait également en marge du Théâtre (peut-être également Royal) du Gymnase qui produisait une cinquantaine de pièces par an avec une seule et même troupe de comédiens.
Ceux-ci en jouaient au moins une sur deux pendant une semaine en saison, tout en répétant une troisième et en mémorisant une quatrième !
Cette laborieuse tradition fut maintenue jusqu’à la création d’un Nouveau Gymnase (si j’ai bonne mémoire) bien vite renommé Théâtre de la Place.
Le travail forcené des gymnastes était certes respectable et dicté par un certain amour du théâtre (non sélectif cependant) mais s’avéra évidemment peu propice à l’éclosion d’un art authentique, réellement profitable au public.
La guerre 40-45 ayant provoqué le rapatriement d’une majorité des comédiens belges, ce rapatriement devait susciter la pleine naissance d’un véritable théâtre belge non spécifiquement folklorique (bruxellois ou liégeois), dont les derniers fleurons devaient éclore jusqu’aux années 60.
Entre autres initiatives dont je n’ai pas eu connaissance, Ferdinand Piette avec son Théâtre prolétarien rebaptisé de l’Equipe, devait tout d’abord constituer une troupe importante tant par le nombre que par sa qualité, représentant magistralement des œuvres fortes, belges, ainsi que des classiques français et russes principalement. J’ai pu en applaudir certaines dans mon adolescence en matinées scolaires au Palais des Beaux -Arts.
D’autre part, les Comédiens Routiers allaient se transformer à la fin de la guerre en théâtre professionnel en s’appropriant le nom de Théâtre National (bien avant sa reconnaissance officielle comme tel), et constituant progressivement une troupe de plus de quarante comédiens chevronnés, sous la houlette des frères Huisman, Jacques (ingénieur électricien ; ADB lui doit la diffusion internationale de ses fameux JN 8 et JA 12, avant la génération des jeux d’orgues électroniques, dont le premier aurait été installé dans la petite salle du Centre Rogier où le TN avait émigré du Résidence Palace au séduisant moderne style) et Maurice (ingénieur chimiste).
Je me souviens aussi d’avoir applaudi, toujours en matinée scolaire, une représentation de Ruy Blas avec – éblouissant en Don César de Bazan – René Hainaux que je devais avoir souvent comme partenaire (m’enseignant efficacement) de douze à vingt ans plus tard.
Il était mon aîné d’une quinzaine d’années, mais c’est mon Bartholo qui donnait la réplique à son Figaro, notamment.
Maurice Huisman constitua un réseau de 40.000 abonnés en province et de 10.000 à Bruxelles, anticipant avec Jacques (démiurge des relations publiques) la programmation d’un véritable théâtre national populaire exigeant, de cinq à six ans avant le Festival d’Avignon et le TNP, sans pouvoir évidemment l’accréditer de l’aura de Jean Vilar.
C’est aussi ce même Maurice Huisman qui devait fonder le miracle de l’Opéra National, obtenant de quintupler la subvention de la Monnaie et faisant apprécier Béjart et ses danseurs à un public considérable non initié amené en autocars au Théâtre de la Monnaie, toutes classes confondues, d’un peu partout en Belgique.
Un administrateur général tout puissant du nom de Seldreyers, détenant à lui seul tout le pouvoir administratif du Ministère de l’Education Nationale (ayant la culture dans ses attributions), favorisa considérablement le TNB à l’instigation d’une influente Sarah Huismans (fille du Ministre Camille Huismans).
Certes, la reconnaissance exceptionnelle du Théâtre National à ses débuts ne fut rendue possible que par l’adhésion spontanée d’un public sevré par la guerre et provisoirement uni dans sa belgitude face à l’occupant, et devenu presque subitement chauvin, contrairement à sa propension naturelle antérieure au dénigrement des œuvres belges.
D’autre part, la reconnaissance et le soutien par les auteurs belges du Rideau de Bruxelles dès 1943, devaient assurer à celui-ci une grande considération sinon une grande fréquentation. Une désaffection d’une partie du premier public du Théâtre National faisant suite à une réorientation plus esthétique que sociale, allait cependant permettre de grossir les rangs de spectateurs du Rideau de Bruxelles.
Dans la foulée de cette fin de guerre allait compter l’éclosion d’un théâtre au répertoire délibérément prospectif, le Théâtre de Poche, et de bien d’autres qui se multiplièrent jusqu’aux années 60 avec l’existence du Centre Dramatique de Wallonie et du Théâtre de l’Alliance qui doublèrent le TN dans sa mission de théâtre populaire en décentralisation.
Le Théâtre de l’Alliance que Pierre Laroche et moi créâmes en 1960 était né de l’IAD dont il constitua un champ d’expérimentation pour ses élèves. Sollicité par Jo Dekmine, il devait aussi mener une action de théâtre expérimental au Théâtre 140.
Pour ne pas en dire trop, je dirai du Théâtre de l’Alliance qu’il fut principalement pour moi un correctif aux déficiences du Théâtre National.
La première génération du théâtre belge (celle des années 40 à 70), quoique très composite, fut méjugée par la suivante, née d’une mutation des leaders de l’opinion, d’une droite principalement catholique et accessoirement socialiste BCBG (souvent allergique aux productions audacieuses) à une vague gauchiste dominante, dont un élémentaire prétendu marxisme constitua parfois un alibi à certaines productions élitistes.
En plus de la substitution naturelle du nouveau à l’ancien, l’après 68 encore tout proche, ignora et donc dévalua les acquits des trente dernières années théâtrales.
Maurice Sévenant
(1) voir également dans l’Asympto Historique des conventions collectives « Théâtres francophones » (par Alexandre Von Sivers)
(2) On en trouvera de larges extraits sur la page dédié à Maurice sur Facebook : “Les souvenirs de Maurice Sévenant”.
(3) Hihihi. Le texte original écrit Tchantchès : “Tchan-Tchei” – sans doute l’influence de Bertold Brecht ;-).
CURRICULUM VITAE ABREGE DE MAURICE SEVENANT
Après une formation de comédien de huit ans dans divers cours privés et une fréquentation de deux ans du Conservatoire Royal de Bruxelles (celle-ci décevante au point de justifier les créations ultérieures de l’I.N.S.A.S et de l’I.A.D.), M Sévenant fut engagé en 1955 dans les exemplaires Théâtre de l’Equipe et Théâtre National. Ce dernier – né à l’initiative des Comédiens Routiers dirigés par Maurice et Jacques Huisman – de la fermeture des frontières pendant la guerre 40-45 (celle-ci ayant suscité le retour en Belgique de nombreux comédiens belges faisant carrière à Paris), s’était constitué une troupe de quarante comédiens de premier plan. Le Théâtre de l’Equipe rassemblait aussi de nombreux comédiens au sortir de la guerre.
Par son embauche dans ces deux troupes, Maurice Sévenant dut principalement l’essentiel de sa première formation d’acteur à la qualité d’accompagnement d’aînés (principalement Ferdinand Piette directeur du Théâtre de l’Equipe, René Hainaux et Vandéric, pensionnaires du Théâtre National), de même qu’une responsabilisation de comédien-producteur dans la vocation d’un théâtre dit «populaire», de haut niveau, pleinement assumé par ses deux employeurs. Billy Fasbender, collaborateur du Théâtre National, renforça son adhésion à l’éthique de Jacques Copeau (dont, pour mémoire, Orazio Costa fut l’élève), et lui insuffla son admiration pour Jean Vilar et son Festival d’Avignon, avant que soit popularisé l’illustre T.N.P. (Théâtre National Populaire). Au Théâtre National, Maurice Sévenant dut à Jacques Huisman de cumuler de nombreux rôles du répertoire avec des fonctions de promotion, dont celle de rédacteur de l’éthique du T.N.B., théâtre populaire.
Provocateur d’une réforme de l’enseignement du théâtre dans le sillage de René Hainaux, il co-fonda en 1959 l’Institut des Arts de Diffusion avec Pierre Laroche, José Jolet, Lucien Salkin et Jean Laloup (chrétiens socialement engagés). Il y enseigna l’analyse énergétique de textes.
Coordonnateur pédagogique, il fit adopter la Méthode d’Orazio Costa en 1969, laquelle inspira largement son propre enseignement. Celui-ci fut diffusé aux Conservatoire Royal de Mons (1960-1969) et de Liège, au Théâtre-Ecole de Vannes qu’il fonda et dont l’objet était de susciter la professionnalisation de jeunes acteurs conjointement à la sensibilisation de non professionnels à une pratique théâtrale exigeante (1995 – 2006). Il anima plusieurs stages et masters classes en Belgique, en France et en Crête.
Présidence des tumultueux Etats généraux du théâtre en 1968. Licence tardive au C.E.T. (Centre d’Etudes théâtrales U.C.L.) en 1968 et 69. Engagé dans de multiples actions et écrits relatifs au théâtre : rôles, mises en scène, dramaturgie, architecture, politique de rapports au public, promotion du théâtre populaire et, plus tard, du Théâtre Action et du Théâtre pour l’Enfance et la Jeunesse dans lequel se fédérèrent une quarantaine de troupes sous l’impulsion de la CETEJ dont il fut le coordonnateur-fondateur.
Maurice Sévenant avait créé en 1960 avec Pierre Laroche le Théâtre de l’Alliance (humaniste chrétien-rouge), qu’il dirigea assisté principalement de Gérard Vivane, mais aussi de Christian Maillet, Jean Collette, Pierre Dumaine, Henry Chanal et d’autres dont la liste serait longue à citer.
L’Alliance, une des sept compagnies agréées francophones par le Ministère de la Culture, orienta pour une grande part le théâtre belge dans les années 60 et 70.
Expérimentale d’une part (le Dictionnaire des Belges dit “théâtre pilote de toutes les jeunes compagnies”), elle révéla d’autre part de grandes oeuvres du répertoire à quelque 70.000 spectateurs par saison, initiant les jeunes de l’enseignement secondaire en étroite concertation avec les enseignants et composant des publics adultes hétérogènes citadins et non urbains.
Un regret : la non-réalisation du Chapiteau de Wallonie !
Cependant, Nele Paxinou et Les Baladins du Miroir devaient en incarner l’esprit.
Mutée en Commune théâtrale de Wallonie de 1970 à 1972 (avec la codirection de Henry Ingberg), l’Alliance fut exhumée une première fois en 1989 pour la création d’ Arrousseya (avec Sabra Ben Arfa) et de 2004 à 2006 pour celle de Oh les beaux jours de Beckett. Maurice Sévenant en réalisa une mise en scène faisant référence, dont il partagea l’interprétation avec son épouse Monique Fluzin, laquelle y obtint le prix de la meilleure comédienne 2004 pour le rôle de Winnie.
Depuis 1988, Maurice Sévenant se consacre par priorité à développer et enseigner un art de l’acteur lié à la recherche énergétique. Simultanément, il participa à plusieurs tournées internationales du Groupov dont notamment à “Rwanda 1994”.
(CV rédigé par Maurice en 2014)
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