13 mai 2022
LA TRANSMISSION un texte de Alain de Halleux
J’ai commencé le solfège et la guitare classique à l’académie vers l’âge de quinze ans. Je m’étais arrêté à la mort de ma mère. J’avais vingt ans. Je m’étais alors mis au folk puis au Jazz. Je faisais surtout en dilettante mes propres compositions.
Je n’avais plus joué de guitare classique depuis près de cinquante ans lorsqu’un jour je me suis dit: « Et si tu jouais un truc de Bach? ».
J’ai cherché sur le Net une partition gratuite et je suis tombé sur la fugue BWV 1000 en La mineur. J’avais plus l’habitude de décrypter les partitions. Aussi il me fallut plusieurs semaines pour arriver au bout des premières lignes et quelques mois pour enfin pouvoir jouer la première page. Ce que je jouais avait peu à voir avec l’interprétation du guitariste anglais Julian Bream, ma nouvelle idole.
Un jour, je tombai sur un forum qui précisait que cette fugue est particulièrement difficile. J’étais désespéré. Allais-je abandonner ou m’attaquer aux cinq pages qui restaient encore à défricher ? Je me suis accroché et trois ans et demi plus tard, je connais la fugue par cœur, moi qui n’ai pas de mémoire.
Là dessus, je me dis qu’il faut que je m’achète une guitare classique. Je repère sur Internet une Antonio Picado pas trop cher. Mais le gars habite loin de chez moi et je n’ai pas envie de faire un voyage pour rien. Je vais donc chez Hills Music pour en essayer une. Malheureusement, le magasin n’en a plus. Il y a pénurie de bois et Antonio Picado peine à en fournir. J’essaye alors d’autres guitares dont une allemande qui sonne bien, mais que je ne trouve pas belle. Bref, je ne tombe pas amoureux.
De plus, avec la guerre en Ukraine, je me mets à aider des amis qui ont de sacrés problèmes de sous et j’ai honte de mettre de l’argent dans un objet finalement pas essentiel. Les guitares neuves coûtent trop cher.
Mon fils Tamsir me propose d’aller fêter la fête des mères chez Jess près de Charleroi. Je réalise que le gars qui vend son Antonio Picado habite à quelques minutes de là. Je prends donc rendez-vous avec lui. Son annonce précisait qu’il vendait sa guitare pour cause de maladie. Et de fait, lorsqu’il m’ouvre la porte, je découvre un homme chauve et sans sourcils. A l’évidence, il a un cancer.
–Tu as lu l’annonce où ça?, dit-il en se passant du vous, ce qui d’emblée facilite le contact.
–Je sais plus.
–J’étais étonné que tu m’appelles. J’avais oublié que je l’avais mise en vente.
Gian Franco m’invite au salon. Sur le divan, l’Antonio Picado m’attend, allongée dans sa caisse qui un moment me fait penser à un cercueil. Je m’assieds. Je regarde la guitare. Elle est belle. Très belle.
–Tu es malade. Tu le dis dans ton annonce.
–Un cancer du pancréas, métastases au foie, je n’en ai pas pour longtemps, me dit-il avec dignité.
–Tu peux plus jouer?
–Mes doigts ont perdu leur sensibilité.
–Oh merde ! Ça doit être terrible, dis-je en m’imaginant que ça puisse m’arriver, faisant soudain face à ma propre fragilité.
–J’avais acheté une moto, je dois la revendre aussi.
–Tu jouais quoi?
–Bach, Villa Lobos, enfin tout le répertoire classique. J’ai commencé à 18 ans. J’en ai 62. Fais le calcul !
Églantine, sa femme nous rejoint. Elle m’offre un café. On prend le temps. J’apprends ainsi que Gian Franco était journaliste et dessinateur, qu’il avait fait le conservatoire et que la musique classique était son hobby. Il participait à l’organisation des printemps de la guitare. Églantine est infirmière.
Finalement, je sors l’instrument du lit où il s’était endormi depuis des mois et je me lance cahin-caha dans ma fugue: mi, mi, mi, mi, re, do, re…
Dans un premier temps, je suis déçu par le volume du son. Je m’attendais à plus d’éclat. Aussi les cordes sont plus éloignées du manche que celles de ma vielle Alhambra qui a près de cinquante ans.
–De quand datent les cordes?
–Ça fait un an que je ne joue plus. Un an donc.
Je me dis que c’est moi qui n’arrive pas encore à la faire sonner. Une guitare ça s’apprivoise. En temps normal, j’aurais reporté ma décision, mais la rencontre est si forte que je lui dis d’emblée que je la prends.
–Je la ferai sonner pour toi.
C’est ma bouche qui parle. Ça sort comme ça, spontanément. Je ressens le besoin de faire vivre Gian Franco par la musique à travers sa guitare et mes doigts. Soudain, il ne s’agit plus d’un achat, mais d’une transmission. Soudain, Gian Franco, Églantine, moi et l’Antonio Picado nous ne formons qu’une seule et même entité, unis face au mystère de la vie et de la mort.
-Églantine, tu veux bien aller chercher mes partitions, dit mon nouvel ami.
Elle revient avec une pile impressionnante qu’elle dépose devant nous. Et Gian Franco de prendre une à une les partitions et de les commenter.
–La fugue BWV 997, tu connais sûrement. Si tu joues la 1000, ça devrait aller. Villa Lobos, les préludes.
-J’en ai joué à l’académie.
-John Dowland, facile !
-Facile, mais j’aime bien à cause des appoggiatures.
-L’accord de la corde de sol en Fa dièse.
Ici, ah ça c’est facile, mais très beau. Une pièce de Schubert pour guitare. `
Bref, Gian Franco passe une à une les pages, chantonne les mélodies, décrit les difficultés, et commente la beauté de l’œuvre. Je suis très ému car l’homme semble dire au-revoir à toute la musique qui est passée entre ses doigts.
A un moment, il prend la guitare et essaye de jouer une pièce, mais ses phalanges insensibles ne trouvent plus les frettes. Il me tend la guitare. Je me risque à jouer le début de la Milonga de Jorge Cardoso. Il me regarde avec un sourire bienveillant. Mes doigts se dépatouillent tant bien que mal avec la hauteur des cordes à laquelle ils ne sont pas encore habitués.
Je sors mon téléphone pour payer. J’arrive pas à finaliser l’opération car le montant est trop important.
–C’est pas grave. Quand tu rentres chez toi, tu vérifies s’il est passé.
-Oui t’inquiète pas! Si ce n’est pas le cas, je te payerai.
-Je ne m’inquiète pas. J’ai confiance.
Je suis encore resté près d’une heure à discuter de tout et de rien. Nous n’arrivions pas à nous quitter.
-Je serais resté, mais je dois retrouver mon fils.
-On t’aurait bien invité à manger avec nous. Passe nous voir la prochaine fois que tu viens dans la région.
-Je n’y manquerai pas.
En me reconduisant à la porte, Églantine me glisse:
–Je suis si contente que ce soit toi qui joueras désormais sur la guitare de Jean-François.
J’entre dans ma voiture, au bord des larmes. Un achat plein de sens. Une nouvelle responsabilité: jouer pour faire vivre Gian Franco.
Alain de Halleux
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