
19 février 2025
LA JOCONDE « À LA DÉCOUPE » par Bernard Hennebert
Pour écouter l’article de Bernard lu par Jean-Marie Chazeau, cliquez sur le lien :

Le Musée “Magritte”
Le Musée du Louvre semble bien décidé à imiter l’un de nos grands musées fédéraux belges !
Lorsque le prix du ticket d’un musée est déjà élevé, une façon d’aller grappiller des sous en plus dans les poches des visiteurs, est d’isoler un ou des chefs d’œuvres, qui ne pourront plus être contemplés qu’à condition de payer une entrée supplémentaire. Nos Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique (MRBAB) ont pratiqué ainsi il y a une bonne quinzaine d’années avec les tableaux de Magritte. Le Louvre vient d’annoncer qu’il prévoit dans cinq ans d’isoler la Joconde dans une nouvelle salle qui lui sera ainsi réservée.
Le syndrome de la « dame blanche »

Une “dame blanche” bruxelloise : avec “supplément chantilly” !
C’est la veille du jour où le Roi Albert II et la Reine Paola visitèrent en avant-première le nouveau Musée Magritte à Bruxelles que Le Soir a publié le 19 mai 2009 ma tribune « Le syndrome de la dame blanche ». Quel honneur !
La rédaction du quotidien résumait ainsi mon propos: « À la veille du vernissage royal du nouveau musée Magritte, Bernard Hennebert pose la question : pourquoi avoir créé un nouveau musée au lieu de réaménager ou d’agrandir la section du Musée d’Art Moderne réservée au célèbre peintre ? À moins, accuse-t-il, que tout cela ne soit que business… ». Voici de larges extraits du texte publié à l’époque.
« Une annonce faite par Michel Draguet dès son arrivée à la tête des MRBAB en juin 2005 enflamma tout le milieu muséal : la création d’un « musée Magritte ». Rarement, un nouveau projet culturel fit autant l’unanimité tout au long de son élaboration, tant dans les médias que dans la sphère politique. Et à ma connaissance, aucun débat ne fut organisé auprès du public.
On peut pourtant se demander s’il est vraiment préférable de créer une nouvelle entité muséale plutôt que de réaménager, voire d’agrandir la section de notre Musée d’Art Moderne réservée au célébrissime peintre. Mais dans ce dernier cas, il aurait été difficile de faire payer davantage le visiteur !
Avec l’inauguration de ce musée, nous allons donc vivre le « syndrome de la dame blanche » adapté à la culture. Explication: ces dernières années, nombre de tea-rooms ont en effet réussi à masquer une hausse significative du prix de cette coupe glacée typiquement belge en dissociant ses éléments mythiques: de la glace vanille, du chocolat chaud et de la crème fraîche (ou chantilly). Cette dernière constituant désormais un supplément facultatif, supplétif… et tarifé à part. En art, désormais, on isole donc aussi un élément de ce qu’on considérait avant comme un tout afin de faire payer complémentairement sa contemplation.

Le Musée “Magritte”
Pour rappel, du milieu des années ’80 jusqu’en 1997, les Musées fédéraux furent gratuits tous les jours. Jusqu’à la réintroduction des entrées payantes par le ministre de la Politique Scientifique Yvan Ylieff.
Nombre de conservateurs de ces institutions ne furent guère heureux d’une telle évolution. Ce ne fut point une solution miracle aux problèmes financiers qui, comme on le sait, n’ont cessé de s’accroître par la suite.
Jusqu’à la veille de l’ouverture du Musée Magritte, il fallait s’acquitter de 5 euros (tarif prix plein) pour admirer tous les chefs d’œuvres anciens et modernes des MRBAB, dont sa célèbre collection d’œuvres du maître surréaliste, considérée par les guides touristiques comme l’une des plus riches au monde.
Désormais (donc en 2005), pour découvrir sur une surface plus ou moins analogue (aucun nouvel immeuble n’a été construit) globalement le même nombre d’œuvres anciennes et modernes, il faudra acquérir un billet combiné de 13 euros (collections permanentes des Musées d’Art Ancien et Moderne + Musée Magritte). Il s’agit donc de bien plus que d’un doublement du prix, en pleine crise économique sans précédent » (1).
En 2009 comme aujourd’hui, certains n’hésitent pas à m’objecter cet argument : « Les prix d’entrée des musées ne sont pas si élevés puisqu’on peut les comparer à ceux des cinémas ».
Il faut s’entendre sur les prix de ces derniers car il existe deux types de tarifications pour les salles obscures. En fait, cet épisode de la naissance du Musée Magritte a permis aux MRBAB (et, petit à petit, à bien d’autres institutions) de passer extrêmement rapidement du prix d’un ticket pour une salle de quartier ou pour un ciné-club à celui d’un grand complexe commercial, ce qui n’est pas du tout la même chose (quasiment du simple au double).
Deux tickets pour la Joconde !
Cette dissociation des éléments, purement commerciale, va être mise en place au Louvre à Paris.
Le 28 janvier 2025, le Président Macron a annoncé la mise en place d’un espace dédié à la Joconde « via une billetterie spécifique ». « Le droit d’admirer » ce chef d’œuvre « nécessitera désormais un titre d’accès propre » indique Joëlle Meskens dans Le Soir du 29 janvier 2025. Elle ajoute: « L’idée ne faisait pas l’unanimité : n’allait¬-on pas décourager ainsi les visiteurs de découvrir d’autres salles et d’autres œuvres et les pousser à une visite¬ éclair de l’œuvre phare du musée ? L’Élysée a tranché » (NDLR : il n’a rien d’autre à faire, Macron ?).
Il est donc question d’une billetterie et d’un titre d’accès propre. On suppose que pour voir uniquement la Joconde, il faudra débourser. Ceci n’est pas verbalisé clairement et le prix précis n’est pas divulgué, alors qu’au cours de sa conférence de presse, le Président de la République était plus prolixe sur d’autres sujets (des travaux évalués à 700 ou 800 millions d’euros, par exemple).
On apprend un élément nouveau le 1er février 2025. Le commentaire en voix off d’un reportage diffusé dans le JT de 20H de TF1 indique : « Il faudra payer un supplément pour voir la Mona Lisa dans de bonnes conditions ». Pour cette séquence assez longue, la chaîne privée a baladé Laurence des Cars, la directrice du Louvre, aux quatre coins de son musée en lui posant diverses questions. `
Le lendemain, le 2 février 2025, le public peut enfin découvrir le dispositif tarifaire tel qu’il semble avoir été décidé. Madame des Cars accorde une interview radio en direct dans la séquence « L’invité(e) de 8H20 » sur France-Inter (2).
L’élément manquant pour comprendre la future tarification (qui commencera probablement en 2031) est enfin dévoilé.
La directrice du Louvre explique que le billet habituel sera conservé: il donne droit à la découverte des collections et aux expositions temporaires (soit 22 euros au moment de cette interview, sans doute davantage en 2031). Elle ajoute que si l’on souhaite voir La Joconde, il faudra ce ticket avec, en plus, celui de l’accès à La Joconde.
Elle donne enfin cette précision : « Il n’y aura pas (de ticket pour) La Joconde seule, car nous tenons à ce que la visite de la Joconde incite à découvrir le reste du Louvre. ». Si Joëlle Meskens avait disposé de cette information quelques jour plus tôt, elle aurait sans doute rédigé autrement son article du Soir (lire plus haut).
Quel sera le montant du « ticket Joconde » ? Un supplément de 10%, 30% ou 50% du prix du ticket d’entrée général ? Ce qui donnerait, avec la tarification de 2025 (22 euros) : 2,20 euros, 6,60 euros ou 11 euros… ? Voire encore davantage ?
Dans un long entretien publié par Le Monde du 5 février 2025, la directrice du Louvre n’apporte pas plus de précisions sur le montant de ce nouveau ticket – alors qu’elle y chiffre de façon détaillée ce que devrait rapporter globalement la billetterie pour participer au financement des futurs grands travaux (3).
À ceux qui nous rétorqueraient que le musée n’a sans doute pas encore statué sur un pareil détail, nous aimerions répondre, d’abord que ce n’en est pas un, et qu’ensuite, ce serait une faute professionnelle de ne pas communiquer dès à présent sur ce sujet pour une institution qui se soucie du droit à l’information de ses usagers.
L’autre élément manquant est de savoir si, pour le supplément « ticket Joconde », le Louvre appliquera une tarification augmentée pour les « étrangers non européens », comme elle compte le faire dès janvier 2026 pour le ticket d’entrée « normal ». (NDLR : Pour moi, cette tarification « non européenne » et discriminatoire est très représentative du climat raciste et pourri qui gagne actuellement du terrain en France. Pourquoi un Africain ou un Asiatique devrait-il payer son billet d’entrée plus cher qu’un Danois ou un Italien ? Mystère et boule de Le Pen. Pour moi, c’est simplement une forme « soft » d’apartheid (C.S.) ).
Cet exemple illustre une fois de plus combien l’information sur les tarifications n’est pas une priorité pour les Musées. L’exemple présent est particulièrement intéressant dans son timing. D’abord la présentation fort vague à la presse du Président Macron pour les médias généralistes. Les détails seront donné plus tard : un supplément spécifique payant pour voir la Joconde… et uniquement pour ceux qui sont déjà détenteurs du ticket général. Impossible donc d’acheter un ticket uniquement pour voir le chef d’œuvre de Léonard De Vinci. Ce qui revient à une vente couplée, probablement illégalle, puisque le public ne peut pas acheter séparément chacun de ses éléments.
Sur le site Beaux-Arts.com, le 6 février 2025, Joséphine Bindé constate que la Joconde est l’une des rares œuvres célèbres à bénéficier d’un tel traitement « car les œuvres les plus célèbres – qu’il s’agisse de « La Ronde de nuit » de Rembrandt au Rijksmuseum, du buste de Néfertiti au Neues Museum de Berlin, du retable du « Jugement dernier » de Rogier van der Weyden aux Hospices de Beaune, du « Jardin des délices » de Jérôme Bosch au musée du Prado de Madrid, ou du « Baiser » de Gustav Klimt au Belvédère de Vienne – sont certes mises en valeur dans des salles privilégiées, mais sans billet dédié et en communication fluide avec le reste du parcours muséal ».
Ce nouveau type de tarification complémentaire pourrait bien se généraliser si l’on n’y prend pas garde. N’oublions pas à quel rythme, dans d’autres secteurs culturels, la « tarification dynamique » s’est imposée, voire banalisée.
Qu’est-ce qui empêcherait Le Louvre d’organiser un autre supplément pour admirer dans le même musée la Vénus de Milo ? Ou la Victoire de Samothrace? Et si on isolait, à Rome, la Chapelle Sixtine avec une tarification complémentaire à celle des Musées du Vatican, dont le droit d’entrée coûte 29 euros (prix de 2025) ?
Bernard Hennebert
(1) Texte complet de cette «carte blanche » : http://www.consoloisirs.be/textes/090519carteblanchemagritte.html
(2) Écouter la rubrique « L’invitée de 8h20 » : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-6-9/le-6-9-du-dimanche-02-fevrier-2025-6448574
(3) Article du Monde : https://www.lemonde.fr/culture/article/2025/02/05/laurence-des-cars-presidente-du-musee-du-louvre-si-le-public-veut-s-approprier-une-uvre-avec-des-selfies-il-faut-l-accepter_6532185_3246.html
Philippe Malarme
Publié à 21:15h, 22 févrierÇa ne me choque pas. La Joconde et quelques autres œuvres, ce n’est plus de l’art, ni même de la culture. Juste un culte, une coche sur la liste des choses à avoir faites pour esbroufer les copains. Il y a des millions d’autres chefs d’oeuvre à admirer gratuitement ou pour pas cher.