
10 mars 2025
LA GUERRE ET NOUS par Claude Semal… et vous.
Après le lynchage médiatique de Zelensky par Donald Trump et J.D. Vance, diffusé en direct et en mondovision la semaine passée depuis la Maison Blanche, c’est peu dire que l’agenda guerrier de la planète s’est soudain brusquement emballé.
Dans la foulée, le Père Ubu peroxydé de Washington a annoncé la cessation de l’aide militaire des USA à l’Ukraine, et les chefs d’état européens se sont réunis d’urgence… à Londres – comme si la Grande-Bretagne n’avait jamais quitté l’Union Européenne.
Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission Européenne, trouvait soudain, abracadabra, 800 milliards dans son chapeau de magicienne pour financer une Défense européenne. À noter que ce montant, rapporté au PIB de l’Union Européenne (17.000 milliards) correspond grosso modo aux 5% de dépenses militaires que Trump avait exigé des européens (et qui se traduisent principalement en achat d’armes américaines). Autrement dit : Trump nous chie dans les bottes, mais l’Europe s’empresse de lui obéir en remplissant le carnet de commande de son industrie militaire !
Par ailleurs, après nous avoir présenté depuis trois ans l’armée russe comme embourbée en Ukraine, acculée à utiliser du matériel déclassé, avec à sa tête un Poutine gravement malade, pour ne pas dire agonisant, voilà que la Russie est soudain repeinte en impérialisme prédateur qui ne rêverait que de coloniser le reste de l’Europe. Les chars russes sur les Champs Élysées, saison II.

La presse et les médias en mode “propagande”
Mercredi 5 mars à 20 h, Macron enfilait ainsi son costume le plus sombre pour monopoliser les écrans de TF1, France 2, LCI, BFM-TV et C-News et dénoncer solennellement « la menace russe ». Il y lançait un quasi appel à la mobilisation générale : « la patrie a besoin de vous ».
Interrogé sur le même sujet en Belgique, notre ministre de la Défense, le semi-facho Théo Francken, répondait lui aussi avec un sourire gourmand : « La Belgique doit se préparer à la guerre ».
Mais c’est Donald Trump, et non Vladimir Poutine, qui menaçait directement la territorialité européenne en réaffirmant encore cette semaine, dans son discours de politique générale, ses ambitions politiques sur le Groenland : « Nous en avons vraiment besoin pour la sécurité internationale et je pense que nous allons l’obtenir. D’une manière ou d’une autre (sic), nous l’obtiendrons ». Or ce territoire fait pourtant partie du Royaume de Danemark et est politiquement lié à l’Union Européenne.
Ce narratif mouvant, désormais relayé et amplifié par la propagande d’état et les réseaux sociaux, brouille tous nos repères et clive toutes nos réactions.
J’ai ainsi été sidéré par le nombre de mes “ami·es” FB qui reprenaient tel quel le déroulé de “l’argumentaire” des Russes pour justifier l’agression militaire de Poutine en Ukraine, ou au contraire, le déroulé des va-t-en-guerre « à la Glucksmann » qui préconisent désormais une industrie de guerre et l’augmentation massive des crédits militaires européens.
Or personne n’est je crois obligé de choisir entre la peste et le choléra. C’est quoi, ce “campisme” à la con ?
Puisque le père Ubu et ses oligarques règnent désormais à Washington comme à Moscou, ce dont nous avons cruellement besoin, ce n’est pas des petits télégraphistes du Kremlin ou des VIP des marchands d’armes européens ou yankees, mais des artisans et des ambassadeurs de la paix.
La guerre sera toujours la pire des solutions – surtout qu’on parle ici d’une guerre mondiale entre puissances nucléaires.
Manquez vous à ce point d’imagination pour en parler comme s’il s’agissait d’une simple hypothèse à laquelle il conviendrait de se préparer ?
J’ai regroupé ci-dessous quelques-unes de vos réactions qui me semblent en attendant pouvoir nourrir ici une commune réflexion.
Claude Semal le 7 mars 2025
AMERIKKKA* par Gilbert Laffaille (sur Facebook)
En dehors des décisions grotesques prises par l’homme orange comme celle de l’interdiction de certains mots qui lui déplaisent, ou stupides comme l’affirmation que l’anglais est la seule langue officielle alors que les hispanophones sont de plus en plus nombreux aux USA, les récentes mesures ont une constante : attaquer les faibles et favoriser les puissants ; supprimer tout ce qui peut ressembler à l’aide sociale, tout ce qui peut aider les personnes en difficulté, différentes, d’origine étrangère, en situation de handicap, ce qui peut contribuer à l’éducation, la culture, l’ouverture d’esprit, la tolérance, l’insertion, le métissage, le vivre-ensemble… Tout ce qui a fait la force et la grandeur de ce pays qui fut toujours une terre d’immigration.
Je ne sais si l’on peut dire que les USA sont devenus fascistes. Si c’est le terme approprié.
Mais ils sont désormais un état autoritaire, grossier, cynique, xénophobe, bigot, suprémaciste blanc. Un état qui s’en prend à la liberté de la presse et aux libertés publiques. Les ultras peuvent se croire tout permis. Les incidents de rue se multiplient. Dans une vingtaine d’états, des Afro-Américains ont reçu ces derniers temps des milliers de SMS à caractère raciste. Les émeutes suivront.
Avec cette glorification de la force et de l’argent, cette logique de quelques blocs se partageant le monde, on voit une nouvelle fois s’éloigner les rêves de paix, de développement harmonieux, de répartition juste des richesses et de respect de la planète. La perspective offerte est d’aller sur Mars… On pourra y jeter ses emballages de McDo.
Gilbert Laffaille
* titre de la rédaction.
HONNÊTEMENT, JE NE SAIS PAS par Renaud Maes (sur Facebook)
Honnêtement, je ne sais pas. Je vois bien à quoi mène la spirale militariste, à quel point le lobby de l’armement se frotte les mains, à quel point les investissements en défense vont évidemment servir de prétexte pour détruire la sécurité sociale des pays européens, et la facilité de certains à jouer les chefs de guerre pour se créer une stature de héros national, de “père de la nation” comme dit Béatrice Delvaux dans un édito qui me semble fort indécent d’excitation guerrière.
Je vois aussi les crimes de guerre russes en Ukraine – particulièrement abominables -, la menace permanente sur les pays baltes (il faut passer un mois à Siauliai pour comprendre la réalité des tensions frontalières), ce qui est advenu de la famille de réfugiés russes LGBTQ, ce qui s’abat sur les TDS en Russie. La perversion sans limite du système de pouvoir poutinien, qui fragmente sa population pour régner par la peur.
Donc non, je ne sais pas. Je n’ai que des questions, aucune réponse et aucune certitude.
Et chaque statut Facebook que je vois passer renforce mon trouble : à chaque fois, des dimensions du problème sont ignorées. Pire, quand j’exprime ce trouble, je me retrouve moi-même taxé de belliciste, on me suggère d’aller faire la guerre, d’une part ; on me critique pour laisser planer le doute sur la nécessité d’une réponse militaire forte d’autre part. Et, par la magie des réseaux, cela devient immédiatement un problème personnel, on tombe dans le ad personam.
Il est manifestement impossible dans le contexte de dire ceci : “je ne sais pas. Je doute“. Et je suis évidemment pour la paix, mais la paix ce n’est pas dans ma compréhension accepter des persécutions, des déplacements forcés de population, des purges.
Cette position qui n’en est donc pas une, je la partage donc ici une dernière fois, avant une cure de déconnexion. La virulence des derniers débats m’a éprouvé psychologiquement, je l’écris juste pour expliquer, prévenir les ami·es.
Renaud Maes
LE COMBAT POUR LE DÉSARMEMENT par Alain Van Praet
1. Beaucoup ont décidément des difficultés à imaginer une politique d’indépendance et de non-alignement, vis-à-vis de Washington, Moscou, Pékin ou… Berlin. Sans doute un héritage de la “guerre froide” et de l’époque des blocs antagonistes délimités ; un héritage entretenu depuis la chute du Mur de Berlin par les différentes puissances impérialistes qui veulent resserrer les rangs de leurs alliés autour des citadelles-mères et maintenir leur hégémonie dans leurs zones d’influence (au demeurant mouvantes), afin de protéger au mieux leurs intérêts et de conquérir le cas échéant de nouvelles ressources/richesses.
2. A lire certains commentaires ici, il y a manifestement peu de distance critique concernant le “narratif” dominant : ainsi, “parler de paix serait bien joli mais la Russie se prépare à nous déclarer la guerre et nous n’avons donc pas le choix, il nous faut nous (sur)armer pour affronter la menace, etc. L’heure n’est pas à l’idéalisme mais au réalisme, etc.” Mais pourquoi donc la Russie envahirait-elle la Belgique ? Pourquoi Moscou enverrait-il ses chars à Bruxelles ? Pour s’emparer de nos chocolats et de nos gaufres ?
La probabilité est quand même très faible, même si l’on ne peut jamais exclure les coups tordus de la part d’autocrates. Il y a toutefois plus de risques que les États-Unis s’emparent du Groenland avant que Poutine ne songe à s’emparer de Paris ou de Rome ! Oui mais, objecteront d’aucuns, il a bel et bien agressé l’Ukraine, bref cqfd.
En effet (et il y est d’ailleurs toujours enlisé trois ans plus tard alors que son “opération spéciale” devait être réglée en 48 heures !), mais l’Ukraine n’est pas l’UE.
Historiquement, l’Ukraine était partie intégrante de l’URSS, et avant la révolution bolchevique, de la Russie tsariste. Cette imbrication historique explique notamment qu’il y a de nombreux Russes dans ce pays, où l’on parle couramment les deux langues. Ceci ne justifie en aucun cas la violation du droit international et l’occupation de l’Ukraine par la Russie, mais elle explique pourquoi le dictateur du Kremlin a franchi le Rubicon de la guerre : réintégrer un pays (et ses richesses !) dans son empire. Ces rapports façonnés par l’histoire n’existent évidemment pas avec l’Europe occidentale qui n’a jamais été la propriété de la Russie/URSS. Et soit dit en passant, ce n’est pas la Russie/URSS qui nous a envahi et occupé au XXème siècle (ni avant). C’est plutôt la Russie/URSS qui a dû faire face à de multiples invasions étrangères : la France de Napoléon (1812), des troupes européennes en soutien à la contre-révolution “blanche” durant la guerre civile russe (1918-1921), l’Allemagne nazie en 1941…
3. Les discours aujourd’hui matraqués matin, midi et soir sont destinés à convaincre les peuples de la nécessité de se “préparer à la guerre”, et par conséquent l’obligation d’accepter de lourds sacrifices financiers (“les larmes et le sang” brandis par Macron, De Wever et consorts !) pour pouvoir assurer de gigantesques dépenses militaires.
Au détriment, naturellement, d’investissements indispensables pour faire face à la catastrophe écologique ou des financements des priorités sociales : pensions, Sécu, services publics…
4. Enfin, l’Europe, beaucoup idéalisée, serait un havre démocratique et de paix. En réalité, l’Union Européenne (UE) n’est pas une pauvre victime —consentante ou non— de la Russie et des États-Unis. Elle est également une puissance impérialiste, qui n’a pas plus de respect pour les êtres humains que Poutine ou Trump. La manière dont sont traités les migrants par nos “démocraties” est particulièrement éloquente à cet égard. Comme les silences assourdissants devant le génocide à Gaza ! Et la dérive “autoritariste” et la progression de la gangrène fasciste dans cette UE n’ont évidemment rien de fortuit. L’UE, n’est ni “sociale”, ni “démocratique”, ni “écologique”, ni “anti-raciste”, ni “pacifiste”. Elle est celle de la finance et du capital, celle qui leur garantit une “concurrence libre et non faussée” au service de la maximisation des profits.
Quant aux 800 milliards € (!) annoncés bruyamment pour renforcer son armement (alors que les dépenses militaires sont déjà conséquentes !), et qui seront in fine payés par les peuples, ils ne “sécuriseront” pas notre monde mais le rapprocheront encore un peu plus d’une guerre généralisée. Quand on prépare la guerre, on n’évite pas la guerre !
Croire que l’on peut accumuler sans fin des armes sans qu’elles ne soient jamais utilisées, est une illusion. Il est temps de renouer avec le combat pour le désarmement, en premier lieu le désarmement nucléaire. Très compliqué ? Oui. Mais sans cela…
Alain Van Praet (sur Facebook, en commentaire à mon propre post)
GUÈRE DE GUERRES par François-Marie Gérard (sur son blog)
Je n’aurais jamais cru vivre les moments que nous vivons. Enfant de l’après-guerre, j’ai la chance de connaître cette période inédite de l’histoire de l’Europe : pas de guerre depuis 1945, soit une période de paix de 80 ans. Cela ne s’est jamais produit, alors que ce devrait être la normale.
Depuis mon adolescence et la découverte de la non-violence de Gandhi, Lanza Del Vasto, Dom Helder Camara, Martin Luther King…, je suis convaincu que toute guerre est absurde. Cela m’a amené à ne pas faire mon service militaire : avec un frère l’ayant fait, un autre réformé, un troisième exempté, un père prisonnier de guerre… j’ai pu être « dispensé pour cause morale ». Si cela n’avait pas été le cas, j’aurais été objecteur de conscience, soutenu sans doute par mon père, militaire de carrière, mais qui m’avait dit que cela ne l’empêchait pas d’être antimilitariste !
Aujourd’hui, avec tout ce qui se passe autour de la guerre en Ukraine, on assiste à une banalisation de la guerre. Pire même, certains responsables politiques s’en réjouissent ! Les budgets pour la Défense vont augmenter, et celle-ci va pouvoir acheter des armes et des munitions aux entreprises wallonnes qui œuvrent dans ce domaine. Alléluia ! C’est du pain béni : l’industrie wallonne va construire et vendre des armes qui permettront de tuer l’un ou l’autre adversaire. D’ailleurs, le Ministre de la Défense l’a dit avec un grand sourire : « Nous devons nous préparer à la guerre ».
Je ne suis pas bégueule. Ni un État ni surtout sa population ne peuvent accepter d’être agressés par un autre pays. La diplomatie devrait toujours être la première et seule arme pour négocier un retour à la paix. Malheureusement, ce n’est que rarement le cas. L’Ukraine a été et est encore agressée par la Russie de Poutine. Elle doit « se défendre » et l’Europe doit la soutenir. Si elle ne le fait pas, la folie hégémoniste du dirigeant russe le conduira jusqu’à Chisinau, puis Bratislava, Varsovie, Berlin, Bruxelles… avec apparemment l’appui des Américains !
Je veux donc croire à l’adage « Si tu veux la paix, prépare la guerre », en espérant que ce ne soit jamais qu’une préparation. J’avoue malheureusement ne plus trop y croire. Il est plus que possible que la guerre arrive jusque chez nous, pays de l’Europe de l’Ouest. Je ne sais pas sous quelle forme ni avec quelles implications. Je n’aurais jamais cru cela. Je constate.
Pendant ce temps-là, le vrai problème subsiste et tombe pour les mêmes dirigeants dans les oubliettes : le dérèglement climatique qui inexorablement nous conduit à une impasse. Il est encore possible d’agir et il faut y mettre toutes les énergies. Sinon, les conditions terrestres deviendront telles qu’il sera impossible d’y vivre pour nos enfants, nos petits-enfants…
Ce billet ne peut s’achever qu’en reprenant ma chanson Guère de guerres. Le contexte a changé, pas le propos.
François-Marie Gérard
https://soundcloud.com/fran-ois-marie-gerard/guere-de-guerres-1
DE LA VIOLENCE EN RUSSIE par Thibault Deleixhe (sur Facebook)
Un des malentendus qui œuvre en ce moment à la partition de la gauche est l’appréhension inégale que l’on peut avoir de deux variantes de l’impérialisme : américaine et russe.
Le sentiment qui se dégage des débats récents est que certains d’entre nous rejettent d’autant mieux l’impérialisme américain qu’il leur est familier, tandis qu’ils accordent d’autant plus volontiers le bénéfice du doute à l’impérialisme russe qu’ils le méconnaissent. Cela laisse accroire que, contre un atlantisme ayant mué en un bilatéralisme aussi inégal que brutal, il y aurait une aventure à tenter avec une Russie aux exigences raisonnables.
Si je souscris sans difficulté à la première assertion, j’avoue ne pas comprendre sur quoi se fonde la seconde.
Tout d’abord, admettons que l’on peut tous reconnaître du premier coup d’œil une photo de Central Park, là où un cliché du Mont aux Moineaux peut laisser dubitatif, que les nuances de positionnement entre Liz Cheney et Marco Rubio nous sont plus intelligibles que les divergences politiques entre Sergueï Lavrov et Sergueï Choïgou, que l’on saisit sans peine les implications affectives que peut avoir un lieu comme El Paso alors que la mention de l’Oblast de Souzdal ne nous évoque guère de sentiment.
Alors, naturellement, la méconnaissance de la Russie n’est pas une fatalité. La redéfinition de son rôle impérial a fait l’objet d’ouvrages synthétiques très complets (Teurtrie, Marchand, Gliniasty), le déploiement de ses capacités militaires a été analysé sous toutes les coutures (Facon, Galeotti, Slipchenko), ses activités de déstabilisation géopolitiques ont été retracées avec minutie (Applebaum), la mise à nu de son instrumentalisation mensongère de l’histoire a rempli des bibliothèques entières (à commencer par l’immense Snyder) et des compendiums existent qui cadastrent la généalogie de la pensée théorique qui fournit aujourd’hui au Kremlin son logiciel de fonctionnement (Tyrsenko, Eltchaninoff). Il est néanmoins certain que, jusqu’à très récemment, ce n’est pas une question qui a vécu avec beaucoup d’intensité dans nos contrées.
Par chance, nous partageons une communauté de destin avec des pays dont ce voisinage a forgé l’histoire et qui, loin d’être figés dans une crispation viscérale à l’égard de ce bloc dont ils ont souvent fait part contre leur gré, ont déployé des analyses froidement lucides des modalités de cohabitation, et cela par sentiment de nécessité. Je crois qu’il est temps de prêter attention à l’expertise qu’ils ont à nous partager.
J’ai eu la chance de vivre en Europe centrale et d’effectuer de fréquents voyages en Russie. Mes activités de recherche sur les formes qu’a prise l’hégémonie culturelle dans les littératures de la région m’ont amené à travailler sur la perception qu’avait l’entité étatique russe d’elle-même. Sans prétendre être un expert en géopolitique, je peux me piquer d’avoir pas mal lu sur la question et de suivre avec passion l’évolution des scènes politiques de divers pays depuis deux décennies. Permettez-moi donc de rappeler quelques traits et faits au sujet de la Russie contemporaine :
– Depuis la création de l’État moscovite au XIIème siècle, le territoire sous sa gouverne n’a jamais connu de frontières fixes plus de 50 années d’affilé. Cette instabilité a permis à Poutine d’affirmer, puis de le faire afficher dans les rues des métropoles de la fédération, que « les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part ». L’ambigüité de la formule est employée à dessein, il s’agit de signaler simultanément que la Russie est désormais un pays porteur d’une forme d’ordre moral qui ne s’arrête pas aux limites de son territoire mais également de sous-entendre que cette mission supérieure ne peut s’embarrasser de contingences telles que les frontières internationalement reconnues, le tout en formulant la promesse implicite d’une expansion à venir, quoique dans un futur incertain ;
– La société russe est caractérisée par une forme d’habituation résignée à la violence. Qu’il s’agisse de la sécurité sociale à couverture faible et aux allocations insuffisantes, des pensions rachitiques, des tensions interethniques, de la défiance envers les fonctionnaires publiques, de l’hyper banalisation des violences sexuelles et domestiques, de la détestation unaniment professée à l’égard de la communauté LGBTQIA+ ou encore de l’organisation du succès autour d’une rente corruptive, le tissu social est irrigué par une agressivité latente de chacun contre tous qui rend la notion de solidarité quasi inexistante, si ce n’est dans sa version concrète de soutien à la famille et dans sa version abstraite de sacrifice collectif à la nation. Je crois, à titre personnel, que c’est l’omniprésence de cette violence qui neutralise la notion – dans le fond relativement occidentale – de sacralité du vivant. Cela, et le fait que la plupart des conscrits vienne des régions pauvres à faible composante ethnique grand-russienne, rend admissible les chiffres de pertes humaines auprès de l’opinion publique et permet au Kremlin de déployer des forces au sol sans s’exposer à une érosion de sa légitimité ;
– Il est également difficile de ne pas voir un continuum entre l’absence de pacification des relations sociales par les institutions étatiques et la disponibilité des individus qu’elle produit à l’exercice de massacres. On rappellera utilement que l’on recense désormais dans les territoires ayant été occupés des centaines de lieux de tortures et des dizaines de lieux d’exécution. Le plus documenté à ce jour est le massacre de Butcha qui, pour mémoire, s’est déroulé dans les faubourgs de Kiev, dans une zone périphérique qui pourrait correspondre à ce qu’est Beersel pour Bruxelles, ce qui invalide l’idée qu’il ait pu s’agir d’une simple dispute territoriale frontalière et nous condamne à intégrer que l’objectif initial était bel et bien la conquête intégrale du territoire ;
– Les services secrets polonais, probablement les plus actifs sur cette question, n’ont de cesse d’alarmer leurs homologues européens, et cela depuis le début de 2024, de l’intensité inédite des activités de déstabilisation de l’Europe par la Russie. Le champs des activités qu’ils identifient est extrêmement large : ingérence électorale par la saturation des réseaux sociaux avec des armées de faux comptes (avec une passivité confessée des gestionnaires américains de ces plateformes à leur égard), pression et corruption de ressortissants étrangers en Europe pour qu’ils se livrent à des actes de vandalisme ou de violence (à la façon des taggueurs d’étoiles de David sur les mosquées de Paris qui se sont avérés être des Moldaves en service commandé pour des intermédiaires russes), soutien logistique et pécuniaire aux milices, cyberattaques, sabotages, tout le registre de l’ignition des tensions y passe, et nous donnons dedans avec une étonnante régularité ;
– La Russie est le meilleur tuteur politique des extrêmes-droites d’Europe. Elle leur fournit un modèle d’illibéralisme mâtiné de religiosité dont émane jusqu’à présent une certaine puissance qu’elles peuvent ériger en horizon discret. Elle leur pourvoit un narratif tout cuit sur le dysfonctionnement de l’Europe, son hubris sur la scène internationale au regard de son aptitude réelle à se faire entendre. Elle leur avance les fonds nécessaires. Enfin, ainsi qu’exposé, elle veille à créer les faits divers et l’environnement médiatique propices à la propagation de leur rhétorique. À vrai dire, de toutes les incompréhensions qui animent la gauche, la plus mystérieuse reste pour moi que ceux qui se disent viscéralement antifascistes puissent entretenir une mansuétude à l’égard du régime de Poutine ;
– Souvenons-nous que le motif invoqué pour l’invasion était historique. Le cœur de l’argument était que la Rus’ de Kiev fut au Xème siècle le lieu de baptême de Vladimir le Grand qui est identifié dans les livres d’histoire russe comme l’acte de fondation de l’État. L’histoire réelle est naturellement beaucoup plus nuancée et Valdemar, de son nom d’origine, était en réalité un prince viking qui cherchait à consolider sa puissance en effectuant un mariage avec une princesse byzantine, ce qui requérait l’adoption de sa religion de l’époque, la foi catholique d’Orient. Il est par ailleurs à noter qu’il n’y a pas de continuité historique entre la Rus’ de Kiev et l’État moscovite qui s’émancipa progressivement du joug tatar à partir du XIIème siècle, tout au plus un recouvrement dans la langue d’usage et la foi professée. Bref, à enjamber des gouffres historiques si massifs, on peut aisément reproduire cette rhétorique pour l’appliquer à d’autres ensembles : que penser de la Finlande qu’Alexandre Nevski considérait déjà au XIIIème siècle comme une part intégrante de la Carélie ? qu’attendre pour la Lituanie et le fronton oriental de la Pologne qui ont assuré une forme de transition entre la Rus’ de Kiev et l’État moscovite ? Prétendre que l’appétit du régime russe se limite à l’Ukraine me parait donc, au mieux, une assertion incertaine.
– Ceci nous amène donc à la question proprement géopolitique de gestion de notre sécurité au regard de l’attitude constante de ce voisin. J’ai longtemps professé pour ma part qu’il nous fallait redevenir Machiavélien au sens noble du terme, c’est-à-dire renouer avec l’idée que la diplomatie n’est jamais complètement détachée de l’aptitude à faire respecter les traités sur lesquels elle repose et que, en l’absence de gendarme international institué, nous devons disposer d’une force de dissuasion suffisante. Je n’ai pas de désir plus vif que de tendre vers le désarmement mais force est de constater que cela devra se faire de façon concertée, une fois le respect d’un ordre régional rétabli. Pour l’instant, un des acteurs régionaux s’efforce d’exploiter une réticence à la militarisation pour s’accroître des gains. Confronté à un bilatéralisme qui ne respecte que la force, nous devons disposer de la capacité d’en exercer une. C’est regrettable mais, à nouveau, la gauche devrait s’en prendre à la Russie de nous contraindre à cette extrémité.
– La diplomatie doit être un effort de chaque instant mais le premier ingrédient de tout accord est la confiance. Or, les accords de Minsk ont été rompus par la Russie. Au regard de ce précédent, il ne peut y avoir d’accord de paix sans garanties de sécurité, ce qui suppose l’implication d’une force armée étrangère. Différents pays s’y disent disposés (on parle de la Turquie ou de l’Inde). Pourquoi pas ? Mais c’est cette exigence ukrainienne minimale que Trump a qualifié d’excessive, se faisant l’allié objectif du Kremlin. La voilà la situation diplomatique actuelle. Dans ce contexte, la diplomatie se retrouve malheureusement à nouveau subordonnée à la capacité des différentes parties prenantes aux accords de paix à faire admettre à la Russie des garanties de sécurité. Avec l’abandon des US, l’Europe n’a d’autre choix que d’assumer son sort géopolitique. Et croyez-moi que ce n’est pas de gaité de cœur que je me retrouve aligné sur ce point avec des politiciens avec lesquels je nourris d’autres profonds désaccords ! Mais il faut avoir la lucidité de saisir que, sur la question de notre sécurité, nous nourrissons des différends moins fondamentaux avec De Wever qu’avec Poutine et que dans l’état actuel du jeu politique, c’est ainsi que se présente à nous la question.
– Il nous faut aussi mesurer à quel point la société civile est écrasée actuellement en Russie. Qu’il s’agisse de la fermeture du quotidien indépendant Novaïa Gazeta, de l’incrimination et de la fermeture subséquente de l’association Memorial qui effectuait des recherches sur les crimes du stalinisme, de la loi requalifiant d’agent étranger toute association percevant des financements internationaux, le régime de Poutine a contraint la politique à refluer dans ce que Svetlana Alekseïevitch désignait comme la « République des cuisines », à savoir des discussions domestiques dont rien ne peut transparaître publiquement. Je voudrais aussi témoigner de l’impression de terreur que m’ont laissé les célébrations de l’ « opération spéciale » qui se sont tenues à Moscou où l’on voyait s’alterner Poutine et Shaman, un chanteur de pop nationaliste, qui surenchérissaient en injures à l’égard des Ukrainiens sous les bravas d’une foule monstre. Ou de la haine chimiquement pure qu’exhale le moindre plateau d’experts de la télévision russe, lesquels se concluent régulièrement sur des appels aux massacres, tantôt des Ukrainiens, tantôt de tous les Européens. Il ne nous faut pas sous-estimer l’ampleur du succès populaire de cette rhétorique de la haine et de l’inertie qu’elle risque d’avoir sur tout successeur à Poutine.
Bref, tout cela est déjà trop long… Comprenez que mon propos est d’étayer qu’il y a des raisons documentées, à gauche, de nourrir des méfiances à l’égard de la Russie contemporaine et que l’idée que l’impérialisme qu’il sécrète s’offrirait à une forme de domestication ou d’accommodement trouve bien peu de support dans les faits. La politique est l’art du possible, sachons nous aussi mesurer avec sang-froid la réalité du risque, les obligations qu’il fait naître et la marge de manœuvre dont nous disposons.
Thibault Deleixhe (sur Facebook)
(NDLR : Thibault Deleixhe est ou a été mandataire ÉCOLO à Etterbeek et conseiller à la CSC et à la FWB)
Le point politique d’Antoine Léaument, toujours pertinent :
Pas de commentaires