Interview : L’ÉPOPÉE DES FRÈRES (ET SŒURS) “BROZEUR”

Dans la dernière décade du XXème siècle (… purée, voilà que je me lance dans l’archéologie musicale !), le groupe bruxellois des “Frères Brozeur” fut peut-être, chez nous, ce qui se rapprochait le plus d’un certain courant “rock alternatif” et festif français (qui existait d’ailleurs aussi au Québec) (1). Photo ci-dessus : Cassandre Strurbois.

Vincent Trouble et Arnaud Bourgis, mai 2023

Moins “politique” ou “mélancolique” que d’autres, son répertoire devait beaucoup à la plume ironique et tonique du chanteur-guitariste Arnaud Bourgis, même si les “Brozeur” comptaient dès le départ d’autres fortes personnalités, comme le chanteur-accordéoniste Vincent (Regout) Trouble et le bassiste André (dédé) Vander (biest) – que nous avons récemment interviewé dans “l’Asympto” depuis sa cabane au Canada, pardon, sa datcha en Gaspésie (Province du Québec) (2).
Avec le batteur Vincent Juste, ils formaient le noyau de base de ce qui devint vite une véritable tribu musicale, avec l’apport de trois souffleurs (Pierre au trombone, Alain aux saxes et Fred “Frouch” Dailly à la trompette), sans compter deux générations de “Soeurs Sisteur” choristes (Muriel et Anne-Marie d’abord, Violaine et Dounia ensuite) – sans oublier le fidèle Georges Labbé à la sono et à l’intendance (Santé, Geo ! … un coup de rouge pour toi au paradis des technos – dans un nuage peut-être au-dessus de Concots…!).

Qualifié un peu vite de “rock-musette”, because évidemment l’accordéon, ce répertoire musicalement très éclectique et très binaire (rock, blues, swing, reggae, funk, latino… et pas de valse mais de la java !)… avait pour vocation première de nous faire danser, bien sûr, mais aussi de stimuler nos zygomatiques et nos neurones, en cadeau Bonux (oui, je sais, la référence est totalement incompréhensible pour les djeunes, mais nous faisons de l’archéologie musicale, alors… champolionisez-vous !) (3).
Pendant dix ans, les “Brozeur” incarnèrent ainsi une invitation permanente à la fête, à la liberté, à l’impertinence, aux frites et à l’amour (dans le désordre, le Quinté).
On sortait toujours de leurs concerts avec la banane et une envie de frites-mayo (et parfois aussi, faut-il le dire, avec une légère gueule de bois).
Après plus de 300 dates au compteur, dont quelques “vraies” tournées internationales, et des escales remarquées aux Francofolies de Spa, de La Rochelle et de Montréal, le groupe fut en quelque sorte victime de son talent, puisque “Dédé” Vander reprit la basse au sein du mythique groupe des Colocs au Québec (plus de 100.000 exemplaires vendus à chaque album, quand même…!) et Vincent Trouble, après quelques chouettes CD’s sous son propre nom ou en duo avec Philippe Tasquin, s’exila in fine à l’Estaque – dans le quartier ensoleillé où fut tourné “Marius et Jeannette” – pour devenir le compositeur et musicien attitré du glorieux “Cartoun Sardines Théâtre” marseillais.
Trop de talent tue-t-il le talent ?

Les Frères Brozeur, première mouture

À l’orée du XXIème siècle, Arnaud essaya bien de relancer la machine, autour d’une formule plus “rock” et plus compacte, avec l’excellent Frouch à la Basse, un nouveau guitariste (Bertil André) sur le porte-bagage, et sans les Swinging Sisters, mais l’Ange de la Gloire avait décidément tiré son coup et plié ses cannes, et les douze nouvelles chansons enregistrées à l’époque sont à ce jour restées inédites. Depuis vingt ans (4).
Aussi, quand la Péniche Agami, un très chouette bateau-spectacle amarré à Ronquières, a annoncé, le week-end passé, un concert exceptionnel des “vieux frères” Brozeur, Arnaud Bourgis et Vincent Trouble, je me suis précipité pour aller les applaudir, avant même de songer à les interviewer pour “l’Asymptomatique”. Et je n’ai pas été déçu.
Comme dans “Vingt Ans Après“, d’Alexandre Dumas, Arnaud “D’Artagnan” Bourgis s’est un peu arrondi sous sa chemise hawaïenne bariolée, et sa barbichette de mousquetaire a un poil blanchi sous le harnais.
Mais derrière son accordéon, Vincent “Aramis” Trouble est resté aussi svelte et élancé qu’au siècle passé. Il me semble même qu’il a encore grandi – mais ce doit être moi qui ai rapetissé. Je ne dirai rien d’Athos et de Portos, ni des Bijoux de la Reine, car ma métaphore commence à s’essouffler dans les Côtes (du Rhône).

Sous le premier “vrai” soleil estival de l’année, une soixantaine de “vieux fans” s’étaient donné rendez-vous dimanche dans l’herbe pour assister à ce revival historique dans les fumerolles des saucisses grillées. Il y avait même, au premier rang, un punk à crête… pensionné – c’est vous dire s’il a coulé des rivières de larmes, depuis leurs premiers concerts, sous les Ponts de la Senne, de la Seine et de la Scène.
La paire de Rois annoncée (Bourgis/Trouble) s’est toutefois vite transformée en Quinte Flush Royale. Frouch Dailly, qui devait les accompagner à la basse “sur un ou deux morceaux“, a astiqué son manche avec brio de la première à la dernière seconde du set (et sans répet, alstublieft), alors que les deux plus récentes “Soeurs Sisteur” (Violaine et Dounia) donnaient à cet ensemble très Yang et plutôt binaire une indispensable petite touche “Yin et swing”. Alléluia ! Le “son” des Frères Brozeur était miraculeusement de retour. Débriefing à la fraîche au bord du Canal, devant une mousse bien méritée.

Claude : Bon, les gars, je viens d’entendre avec autant de plaisir qu’autrefois, un “vrai” concert des Frères Brozeur. Pourquoi alors cette histoire s’est-elle terminée ?

Arnaud : Tu le sais, parce que tu es dans la musique, ce n’est pas toujours facile de vivre de ce métier. Il faut aussi qu’on bouffe et qu’on paye son loyer. À un moment donné, plusieurs d’entre nous ont reçu des propositions de boulot intéressantes. Dédé est parti au Québec, Vincent dans un théâtre à Marseille…

Claude : … Et c’est paradoxalement toi, le “Français” de la bande, qui est resté en Belgique !

Arnaud : Tu sais, on est bien ici (rire). Après, on a bien encore enregistré un album plus “rock” avec un guitariste, on était “bien” ensemble, mais sans la “grosse bande” des Brozeur avec les Sisteur, les cuivres et l’accordéon, cela avait un peu perdu de sa magie, et le disque n’est jamais sorti. Un projet mort-né.

Les “Frères Brozeur” en mode “Flower tribu” – un certains sens du “show”

Claude : Et puis, le public aussi avait changé, non ? Cela faisait partie de tout un courant “rock alternatif” en français, plutôt festif et dansant…

Arnaud : Oh ! Il était toujours là, mais de façon plus souterraine. Nous, on préférait d’ailleurs parler de “variété alternative”… On était souvent assimilé à ce mouvement, mais tu l’as entendu, dans nos musiques, il y a aussi du tango, de la samba, du reggae… on n’était pas figé dans un “style” particulier, on aimait simplement faire danser les gens.

Vincent : … Oui, il y avait la musique, mais il y avait aussi une écriture – principalement celle d’Arnaud. Des histoires, des petites fables sur le quotidien, sur le plaisir de la vie ou des coups de gueule. Ce n’était pas que la fête, il y avait aussi un propos. Et il y a encore beaucoup de gens qui écoutent ces chansons aujourd’hui et fredonnent ces couplets et ces refrains. Arnaud avait vraiment ce talent, et il l’a encore aujourd’hui, de savoir écrire des chansons, ces petites fables avec des rimes, des énigmes et des résolutions.

Claude : … Comme toi aussi, d’ailleurs !

Vincent : … Et puis, pour terminer sur l’écriture, il y avait aussi ce petit côté Boby Lapointe, cette façon de jouer avec les mots, les sons, les contrepèteries, les jeux de mots, … c’était tout ça les Brozeur !
Cette façon aussi de dire : on va faire “un show”, je trouvais ça extraordinaire, un concert avec des costumes, avec des cuivres, avec des choristes, avec un décor…

Claude : Vous avez trouvé une production pour tourner avec ça ?

Arnaud : Le premier album a été produit par une boîte qui s’appelait Carbon 7, montée par Guy Seghers, un gars d’Univers Zéro… Un chouette catalogue, mais on était un peu perdu au milieu de gens qui faisaient plutôt du jazz-fusion…

Vincent : Et puis toi, Arnaud, tu travaillais dans cette boîte, et tu t’es battu pour les Brozeur… Mais on n’a jamais été repris par une boîte française ou plus grosse.

En scène à Montréal avec les Colocs

Arnaud : On a eu des opportunités, j’avoue que j’ai peut-être un peu foiré… On a été abordé par Warner France, qui voulait nous “signer”, mais tu sais comment c’est, “tel musicien, il faut le virer, telle chanson, il ne faut la chanter, et puis il ne faut pas vous habiller comme ça…”. Et moi je leur au dit : “Eh ! les gars… ce que vous avez vu, vous le prenez tel quel, où vous ne le prenez pas, mais on ne va rien changer…”.
On a aussi eu des contacts avec “Night and Day“, qui avait “signé” les Négresses Vertes, les Satellites, etc…, tout ce fameux mouvement du “rock alternatif”… Ils étaient intéressés par ce qu’on faisait, mais encore une fois, ils y mettaient des conditions, pas ci, pas ça, plutôt comme ci, plutôt comme ça, et moi, je l’avoue, j’étais assez intransigeant.

Vincent : De mon côté j’ai été approché par une grosse compagnie théâtrale, qui s’appelait Cartoun Sardines, maintenant ça s’appelle l’Agence de Voyages Imaginaires, où on me proposait une place importante, à la fois comme compositeur et comme comédien, j’ai beaucoup hésité, mais c’était la France, le statut d’intermittent, c’étaient des gens que j’aimais bien, c’était aussi une vraie “tribu”, comme les Brozeur ont pu être une “tribu”. Et j’ai tout lâché ici pour tenter cette aventure-là.

Claude : Vous n’avez jamais été tentés de suivre Dédé dans son aventure québécoise ?

Arnaud : Moi, j’ai failli partir avec lui… Avec les Brozeur, on a fait un spectacle qui s’appelait “Les Mizanthropes“, basé sur des textes autour de Molière, c’était chouette, mais ça partait dans une autre direction, j’avais envie de passer à autre chose…
André m’a appelé pour me dire : “Viens ici, on est en train de monter un studio avec un copain…“.
Et puis, au même moment, le Cartoun Sardine m’appelle pour créer la musique d’un nouveau spectacle… et j’ai été m’installer à Marseille pendant quatre ans.
J’ai composé la musique d’un Roméo et Juliette qui était interprété par une seule comédienne, et moi je jouais la musique “en live” sur scène.
C’était un projet vraiment attrayant : on a fait la création au Cameroun, on a été jouer en Nouvelle-Calédonie… et puis, c’est con à dire, mais il y avait un “vrai” salaire à la clé, alors que ce que proposait Dédé, c’était partir sans un rond à l’aventure. Et cela faisait quelques années qu’on ramait avec les Frères Brozeur sans gagner d’argent… Comme tout le monde, j’avais une famille à nourrir. Artistiquement, je ne le regrette pas, j’ai beaucoup appris, j’ai découvert le monde du théâtre – que je connaissais déjà comme technicien, puisque j’ai aussi été technicien, mais jamais du “côté scène”.

Le public et es artistes dans l’oeil animé de Cassandre Sturbois

Claude : Et toi Vincent ? Pendant une quinzaine d’années, tu as chanté tes propres chansons sous ton propre nom. Quel regard portes-tu aujourd’hui sur ce parcours ?

Vincent : La chanson, ça m’a passionné, j’ai adoré faire ça, j’ai été jusqu’au bout de mon idée, je me suis battu pendant quinze ans, mais à un moment, j’ai fait un choix, et j’en ai fait mon deuil. Je crois que je manquais de confiance en moi, au fond de moi, je n’étais pas prêt, j’aurais pu continuer, et j’ai le regret d’avoir douté de moi, mais j’ai fait d’autres choses, c’était bien aussi, c’est la vie et c’est comme ça. Mais maintenant, je me dis parfois : “Tiens, je referais bien de la chanson !”.
J’en ai écris quelques nouvelles, je les ai montrées à Arnaud, et je me dis parfois : “remets le couvert, tu n’as pas tout à fait réglé cette histoire avec la chanson…”.

Frouch au fond de face, Dounia et Violaine au premier plan.

Arnaud : Moi je suis un fan des chansons de Vincent Trouble. Il me complimentait tout à l’heure, mais je peux lui renvoyer, il a une très belle plume. Il y a un univers.

Vincent : … Il y a une gravité qu’Arnaud m’enviait parfois. J’allais plus du côté “brelien”, plus lyrique, alors que le répertoire des Brozeur étaient toujours dans la légèreté, même s’il y avait un vrai propos derrière.

Claude : Moi en tout cas, comme “public” cet après-midi, je n’ai pas perçu la différence entre ce qui était écrit par l’un ou par l’autre, parce que votre interprétation et les arrangements transcendent tout ça.

Arnaud : Magnifique. C’est Lennon et Mac Cartney, quoi (rires).

Vincent : Ce sont des rencontres avec un auteur ou un compositeur qui marquent une vie. Comme avec Tasquin. On a fait un bout de chemin ensemble, on a fait un bel album, on a fait de belles tournées. Avec Arnaud, on se complétait terriblement bien, il avait des idées, des fulgurances, je travaillais plus sur l’harmonie, les gimmick musicaux, il fallait que ça sonne ensemble.

Arnaud : Et Vincent avait une vraie curiosité musicale, c’est quelque chose que j’appréciais beaucoup, dans n’importe quel style, western, samba ou reggae, il essayait de capter la chose, d’y aller à fond, en y ajoutant sa propre empreinte musicale.

Vincent : Il y avait une grande complicité musicale entre nous, et j’ai beaucoup appris en regardant Arnaud travailler. La chanson est une vieille “forme”, qui existait bien avant le disque, et je crois qu’elle a encore une place aujourd’hui, même si elle a de plus de plus de concurrentes dans le cœur du public – comme les “séries”, les jeux sur ordi et console, les milles chaines Youtube, etc… Mais moi je crois toujours à la chanson.

Arnaud : J’ai un fils qui a treize ans, j’écoute ce qu’il écoute, il y a des gars et des filles qui écrivent vraiment bien, qui ont des choses à dire. Beaucoup de choses qui empruntent à la fois au flow du rap et à la chanson.

Claude : À mes yeux, le “drame” de la “chanson française” historique, surtout dans sa veine “poétique”, c’est que, contrairement au rock, au folk ou au swing, elle nie les corps, et encourage une écoute “statique”, façon instituteur ou curé en chaire. Et ce qui était formidable dans ce que vous faites…

Arnaud : … C’est qu’il y avait les deux !

Claude :… Voilà !

(Frouch nous rejoint)

Photo Cassandre Strubois : Boum-boum !!!

Claude : Bravo pour la prestation. Grace à toi, aujourd’hui, on a vraiment eu le son “historique” des Brozeur !

Arnaud : Tout le monde m’a parlé de toi.

Claude : Sans répet, c’est dingue, ce que tu as fait !

Frouch : Il y a des moments où j’ai levé les mains, mais le répertoire des Brozeur, c’est dans mes chromosomes, c’est dans mes gênes. J’avais parfois oublié les tonalités, mais une fois que je savais où mettre mes doigts, boum boum !

Propos recueillis par Claude Semal le 28 mai 2023

(1) On peut néanmoins citer aussi le Red and Black Power Blues Band, Stella et Biname et ses Roues de Secours (et pardon à tous ceux que j’oublie).
(2) Interview de Dédé : André “Dédé” Vander : LE PLUS QUÉBÉCOIS DES BELGES
(3) Allez, je vous aide ! Bonux est une vieille marque de lessive qui cachait de petits “cadeaux” en plastique dans ses boîtes (façon Kinder-surprise).
(4) Avec la même rythmique, Arnaud au chant et Eric Drabs à la guitare, un vague héritier de cette formule-là est un groupe de cover de Dutronc, “Les Opportunistes”.

Les “Brozeur” 2023 en musique captés par Cassandre Sturbois:

Des liens :

https://www.brozeur.com/html/affbroz.html
https://arnaudbourgis.wixsite.com/arnaudbrozeur
https://www.vincent-trouble.com/
https://vander.bandcamp.com/

La programmation de la Péniche Agami à Ronquières :

https://www.penicheagami.com/

Quelques pochettes de disques et de promo :

Les Brozeurs sans Vincent Trouble, sans Dounia et Dédé Vander, mais avec Violaine

Avec des circaciens à l’Espace Catastrophe en 1998

Historique : un concert des Brozeur en 1992 :

À Télé-Bruxelles en 1994 :

Clip “J’aime ton cul” 1992

Le dernier clip de Dédé “Brozeur” Vander :

Pour les amateurs de frites sauce funky, un avant-goût de rap (2000) :

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