16 juin 2023
GOOD LUCK, LA L.U.C. !
Bernard Hennebert a connu plusieurs vies.
Difficile pour moi de l’imaginer aujourd’hui en jeune poète déclamant ses vers au Grenier aux Chansons (accompagné musicalement par André Bialek et Michel Herr !), en jeune journaliste écrivant deux pages sur le Festival de Wight dans le Patriote Illustré (le très réac supplément hebdomadaire de la Libre Belgique, qui partageait alors équitablement ses couvertures entre “le Pape” et “le Roi”), en sérial séducteur épluchant les petites annonces homo de “Libé” (1), ou même en (pas si) jeune marié étrennant le mariage gay à la Maison Communale d’Ixelles, avec… Anne Sylvestre en témoin d’immoralité.
Mais son grand projet, son idée fixe, sa vocation, son combat et l’œuvre de sa vie, c’est la défense des droits du public dans le domaine culturel.
Au sein des diverses structures auxquelles il participa, comme “Diffusion Alternative“, “La RTB est aussi la nôtre“, “Le Ligueur“, “Consoloisirs” et aujourd’hui “La Ligue des Usagers Culturels“, Bernard a inlassablement poursuivi ce but, méthodique, accrocheur, teigneux, réussissant quelque fois à coincer son pied dans la porte du show-business, pour donner ainsi un peu d’air à la culture, et parfois même quelques droits au public.
L’homme a certes les défauts de ses qualités – et son côté “procédurier”, voire inquisiteur, a pu en exaspérer plus d’un (son plus récent courrier à l’actuelle Ministre la Culture ne compte pas moins de… vingt-quatre sous-chapitres et questions !).
Mais ce pionnier de l’action culturelle a aussi pu, au fil des années, accrocher quelques vraies plumes à son chapeau (comme la gratuité dans les musées chaque premier dimanche du mois) ou forcer quelques gros lièvres à sortir des oubliettes (comme les prétendus “concerts” en play-back intégral, où les “musiciens” présents sur le plateau ne faisaient, en fait, que de la muette figuration) (2).
Arrivé aujourd’hui à l’heure, sinon du bilan, du moins de la succession, il classe actuellement chez lui ses trois cents kilos d’archives pour en extraire, espère-t-il, la substantifique moelle “d’un livre de mille pages”. La mémoire vivante de toutes ces batailles passées.
Rencontre avec Bernard Hennebert dans sa patricienne demeure ixelloise – dans un quartier où l’Art Nouveau a laissé des reflets dans bien des vitraux des maisons voisines.
(C.S.).
Claude : Quand je t’ai lu pour la première fois, au tout début des années septante, tu étais “la tête de pont” de la “culture alternative” dans le toute-boîtes bruxellois “Vlan”. Comment as-tu sauté le pas, pour passer du journalisme à l’action culturelle ?
Bernard : J’étais devenu journaliste un peu par hasard.
Je suis né dans une famille hyper catholique, pour ne pas dire réac, et à la mort de mon père, j’avais été “couvé” par ma mère et toutes les femmes de la famille.
Puis j’ai fait une licence en journalisme à Louvain, mais sans jamais passer mon mémoire. Je suis donc resté “candidat à vie”.
Par ailleurs, j’ai toujours aimé la chanson et la poésie (je déclamais mes propres vers accompagné par … André Bialek et Michel Herr !).
J’ai commencé par écrire dans Vlan, d’abord sur la chanson française, puis sur tous les sujets qui concernaient la jeunesse, la culture ou le social.
Je me suis peu à peu politisé, mais je me souviens encore d’une ancienne interview de Jean Ferrat où mes questions étaient carrément anti-communistes ! (rire).
Comme journaliste, ma plus longue collaboration a été avec le Ligueur (le journal de la Ligue des Familles).
Parallèlement, j’étais aussi assez proche de lieux alternatifs bruxellois, comme l’Algol, la Ferme V, la MJ de Forest ou les Halles de Schaerbeek, lieux avec qui nous avons organisé les premiers concerts d’Higelin, de Lavilliers, de Renaud… ou le méga concert de Catherine Ribeiro à la Cathédrale St Michel. C’était même parfois moi qui signais les contrats.
Mais si j’ai voulu ainsi développer et faire connaître des alternatives, il m’a toujours semblé important aussi d’analyser et de combattre la façon dont le show-business fonctionnait, pour permettre à une partie au moins du “grand public” d’échapper à son emprise – pour rejoindre les “alternatifs”.
Claude : Comment gagnais-tu ta vie ?
Bernard : Comme journaliste, j’ai été pigiste dans divers journaux (Vlan, le Patriote Illustré, Le Ligueur, Moustique, Bonne Soirée,…).
À “Vlan”, qui touchait quand même près de 400.000 boîtes-aux-lettres bruxelloises, et où je “faisais” la couverture une fois par mois, j’ai été viré du jour au lendemain parce que la régie publicitaire du concurrent, “Belgique n°1”, faisait valoir auprès des gros annonceurs que chez eux, ils ne “subsidiaient” pas le “gauchiste Bernard Hennebert”… !
Après ma “couverture” sur le racisme, on a même eu une alerte à la bombe au journal !
Par ailleurs, pour porter à la fois la critique du show-business et le développement des alternatives, nous avions créé une structure, “Diffusion Alternative”, dont je suis devenu le coordinateur. Et à la mort de mes parents, j’ai aussi eu la chance d’hériter une maison.
Claude : D’aussi loin que je me souvienne, je t’ai toujours entendu reprocher à la RTBF, avec qui les relations ont parfois été tendues, de ne pas remplir correctement ses fonctions de “service public”.
Bernard : Oui, notamment au sein de l’association “La RTB est aussi la nôtre”, dont tu fus l’un des fondateurs avec Aline Dhavré et le Collectif Culture de POUR.
Mais ce n’est pas moi qui ai un “problème” avec la RTBF, c’est l’actuel directeur de la RTBF qui a un “problème” avec moi – au point de m’avoir exclu d’une conférence presse… à laquelle j’avais été pourtant invité par son propre service de presse !
Nous ne sommes pourtant pas si nombreux à avoir écrit trois livres sur la RTBF (3) !
Avec plusieurs des prédécesseurs de Philippot, comme Robert Stéphane ou Christian Druitte, les relations ont d’ailleurs été beaucoup plus constructives.
Suite aux actions menées par l’Association des Téléspectateurs Actifs, auxquelles je participais, un service de Médiation a par exemple été mis sur pied à la RTBF.
Il “oblige” la RTBF à répondre (“de manière circonstanciée”) aux questions écrites qui lui sont posées. C’est à mes yeux une réelle avancée structurelle, qui crée les conditions d’un dialogue public / institution.
Mais il est vrai aussi que je reproche à l’actuelle direction … je pèse mes mots (rire)… d’avoir continuellement réduit et brocardé les missions de service public de la RTBF.
Claude : Ton principal cheval de bataille, c’est la défense des droits du public dans le domaine culturel, dont la RTBF fait évidemment partie. D’où est parti ce combat ?
Bernard : Du “dimanche noir” qui a vu l’explosion de l’extrême-droite en Belgique.
Une des façons de combattre l’extrême-droite, c’est pour moi que les citoyens deviennent plus actifs, plus solidaires, moins fatalistes.
En ce sens, le rôle des médias et du secteur culturel, qui nous accompagne de la naissance à la mort, est déterminant.
Pour cela, un point d’appui intéressant me semble être la défense des droits des consommateurs dans le domaine culturel, comme Testachat le fait par ailleurs pour les autres marchandises et services.
Claude : La L.U.C. (la Ligue des Usagers Culturels), la dernière en date des structures que tu as initiées, vient de ressortir une liste en 15 points qui a été diffusée en 2006 par le Ministère de la Culture, et qui détaillait certains “droits” de ces usagers. Par exemple, le droit d’être informé en cas de changement de contenu ou de programme. Cela peut sembler élémentaire, mais il arrive très souvent qu’une œuvre majeure disparaisse dans un musée – pour restauration, ou pour participer à une exposition temporaire – sans que le public en soit informé à l’entrée ou sur le site du musée. D’une certaine façon, il y a donc là tromperie sur la marchandise ?
Bernard : Il y a parfois eu pire. Avant que le Musée Magritte n’existe, les Beaux-Arts avaient organisé une grande expo Magritte. Or l’œuvre emblématique de l’expo, celle qui était présente sur toute sa communication (affiches, programme, catalogue,…) a disparu à mi-parcours de l’expo, ce dont la directrice était pourtant informée dès le départ.
Dans un autre Musée à Liège, plusieurs œuvres les plus connues – celles pour lesquelles ont fait parfois 200 kilomètres pour les voir – ont été retirées des cimaises pour une expo à l’étranger, sans que le public en soit informé à l’entrée. Or là, c’est la troisième fois que cela se passe en vingt ans, malgré nos plaintes successives. Cela témoigne au mieux d’une grande désinvolture, au pire d’une volonté délibérée de tromper les gens. Ce n’est évidemment pas acceptable.
En 2006, nous avions dès lors convaincu Henri Ingberg, le “patron” à l’époque de la Culture en Communauté Française, d’établir un “code de bonne” conduite entre usagers et institutions culturelles.
Après un an de délibérations communes, le Ministère avait conçu et imprimé 6000 affiches qui reprenaient nos quinze points négociés, et les avait expédiées à ses frais à toutes les structures culturelles de la FWB (plus ou moins 3000).
Ces affiches devaient placardées à l’entrée et à la sortie de tous ces lieux – car comment le public aurait-il pu faire valoir ses droits s’il n’en était pas informé ?
Une structure de trois personnes au Ministère de la Culture devait également instruire les éventuelles plaintes, et prononcer d’éventuelles sanctions.
Un rapport devait en outre être annuellement envoyé au gouvernement de la FWB.
Puis Ingberg a passé la main, et le système de “quinze points”, en principe toujours en application, est complètement tombé en déshérence.
Avant que je ré-intervienne sur la question, puisque j’étais un des “pères” du projet, le Ministère, le cabinet et le Médiateur de la FWB avaient même oublié son existence… et la structure de médiation avait complètement disparu !
Le prétexte étant qu’il y avait “peu, voire pas” de plaintes. On n’accusait même plus réception des plaintes envoyées en recommandé !
Or nous avons la preuve du contraire – à commencer par celles que nous avons nous-mêmes instruites. De toutes façons, comment le public pourrait-il faire valoir ses droits, s’il n’est même pas informé de leur existence ?
C’est pourquoi, nous demandons la réédition d’une nouvelle affiche envoyée à tous les destinataires, ce que le Ministère de la culture refuse pour le moment, sous prétexte que cela empiéterait sur un actuel budget de création ! Voilà où nous en sommes.
Claude : Les billets de concert coûtent de plus en plus chers, car depuis l’effondrement du marché du disque, c’est désormais là que l’industrie musicale peut réaliser sa plus-value (avant, c’était exactement l’inverse : les concerts, parfois gratuits, servaient de “promo” à la vente des disques). Jusqu’à plus de 500 euros cette année pour certaines grosses vedettes internationales. Or on vient d’annoncer coup sur coup l’annulation des concerts de Stromae, de Jane Birkin et de Céline Dion. Quelles sont les procédures de remboursement et/ou de dédommagement prévues pour le public ?
Bernard : Elles sont très variables d’un pays à l’autre, et pour une fois, la Belgique a été exemplaire. Pour Stromae, en moins d’une semaine, les places de ses concerts en Belgique ont été automatiquement remboursées. En France, par contre, cela s’annonce mal. Les gens ont simplement reçu un mail les invitant à renvoyer dans les quinze jours une “demande de remboursement”, sans mentionner aucun délais pour le remboursement lui-même. S’il ne le font pas, on peut déjà imaginer que ce seul motif pourrait être invoqué pour ne pas les rembourser. Et ensuite, contre qui se retourner ? Les salles, les tourneurs, l’artiste et les organisateurs se renvoient la balle. Et il y a pourtant beaucoup de pognon en jeu. L’annulation des 46 concerts de Stromae concerne en tout plus de 500.000 personnes !
Claude: C’est de l’escroquerie pure et simple !
Bernard : Les coût d’un avocat et d’une procédure judiciaire sont toujours assez élevés, et certains organisateurs véreux peuvent donc escompter qu’une majorité de gens n’entameront pas de procédures judiciaires en cas de défaut.
En plus, les préventes se font de plus en plus tôt – jusqu’à 19 mois à l’avance pour certains concerts !
J’ai retrouvé un article de presse sur les quatre concerts de Pierre Rapsat au Cirque Royal en 1988. Le journaliste s’indignait parce que les préventes avait été lancées… deux mois à l’avance. Il trouvait ça “beaucoup trop tôt “! C’est dire si l’évolution de ces pratiques a été ultra rapide.
Il y a des analogies avec les “Pass” des grands Festivals musicaux, qui sont mis en vente avant même que l’affiche ne soit connue.
Dans le temps, un Festival organisait une conférence de presse quand son affiche était complète. Maintenant, ce “vide” dans la programmation devient presque une stratégie subtile de communication, et chaque fois qu’un nouveau nom “s’ajoute” à l’affiche, cela redonne de la visibilité au Festival dans la presse.
Or en regard du droit commercial, c’est complètement illégal. Quand tu achètes quelque chose, le contenu détaillé doit être précisé sur l’étiquette.
Autour de toutes ces questions, avec la L.U.C., nous pensons qu’il faut légiférer au niveau européen. Pour limiter par exemple la période des préventes à six mois.
Claude : Cela me semble déjà très long !
Bernard : Moi je suis un réformiste (rires). J’essaye d’avancer une revendication qui pourrait mettre les divers partenaires d’accord pour légiférer au niveau européen.
Pour les prix des places qui explosent, on ne peut malheureusement pas faire grand-chose, car ces prix sont la liberté commerciale de l’organisateur.
En attendant, concernant toutes les questions culturelles, il me semblerait indispensable que “le public” lui-même ait son mot à dire dans toutes les décisions culturelles prises, à côté des artistes, des politiques et des organisateurs.
C’est cet espace que la L.U.C. entend notamment occuper, comme la Ligue des Familles et le Conseil de la Jeunesse ont pu partiellement l’occuper par le passé dans le secteur de la jeunesse.
Mais l’idéal serait pour moi de tirer au sort un panel d’usagers, que l’on formerait ensuite à cette fonction, avec la mémoire et la connaissance de tous ces combats passés, pour ne pas devoir perpétuellement les recommencer à zéro.
Propos recueillis par Claude Semal le 6 juin 2023
(1) Il en a tiré un livre édité chez Aden, “Une vie à séduire“.
(2) Deux musicos avec qui j’ai souvent joué, Jean-Luc Manderlier (claviers) et Marc De Martelaere (basse), ont ainsi fait autrefois la mini-tournée belge de Demis Roussos… sans produire une seule note de musique pour le public ! Des contrats de… “mimes”, donc !
(3) Bibliographie de Bernard Hennebert:
Mode d’emploi pour téléspectateurs actifs, Bruxelles : Labor ; Espace de libertés, 2003
La RTBF est aussi la nôtre, Bruxelles : Aden, 2006
Il faut sauver la RTBF, Charleroi : Couleur livres, 2008
Les musées aiment-ils le public ? : carnets de route d’un visiteur, Charleroi : Couleurs Livre, 2011
RTBF, le désamour – Constats et pistes d’évolution, Charleroi : Couleurs Livre, 2012
Une vie à séduire, Bruxelles : Aden, 2015
Les liens vers la L.U.C. et Consoloisirs :
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