DUBLIN OR NOT DUBLIN par Marie Wiener

Visite ce matin de l’agent de quartier.
Je le reçois, comme il se doit, sur le pas de ma porte. On n’est jamais obligé de laisser entrer chez soi un policier,
sauf s’il présente un mandat de perquisition. Et puisque, juste là, il ne pleut pas…

Connaissez-vous ce monsieur?” Il me montre un nom sur le document qu’il doit remplir.
Oui, bien sûr! C’est un jeune Sub-Saharien qui loge chez moi, en attendant la fin de sa procédure Dublin.
Il est là?” Oui, mais il est sous la douche…
C’est bon pour lui: l’agent coche la case sur son papier, inscrit en outre mon n° de téléphone et repart.

J’avais déjà hébergé un autre cas “Dublin” (1).
C’était à l’automne 2019 : c’est loin, c’était avant le Covid. Je vous raconte.
Mon ami Amadou, DPI (DPI: “demandeur de protection internationale” – demandeur d’asile, quoi!) avait également été domicilié chez moi, pour se “dé-dubliner“, durant l’été.
C’est-à-dire que ses empreintes digitales, qu’il avait données ici en Belgique au moment de sa demande, avaient été retrouvées par les fonctionnaires dans la base de données Eurodac: elles lui avaient été prises de force un an plus tôt en Italie. L’attitude conseillée est dès lors d’attendre discrètement la fin des 6 mois durant lesquels la Belgique se réserve le droit de le renvoyer dans ce pays considéré comme le lieu de sa ‘première arrivée’ dans l’Union Européenne. Il faut toutefois, dans le même temps, donner une adresse via l’avocat. Sinon, le demandeur d’asile est considéré comme “en fuite”. Et au lieu des 6 mois, on lui en inflige 18.

Une manif pour les droits des “sans-papiers” en 2019

Les 6 mois d’Amadou s’étaient théoriquement terminés début août (sans aucune visite de l’agent de quartier, cette fois-là). Théoriquement: car le dialogue qui a suivi avec son avocat a duré plus de deux mois. C’était les grandes vacances. Et l’avocat devait trouver le temps de bien vérifier si tout le monde à l’administration était d’accord sur les dates, afin que le demandeur ne se fasse pas arrêter dès qu’il ré-émerge. Au risque de se faire boucler illico en centre fermé, puis transférer par le premier vol chez les carabinieri.
Entre-temps, à la rentrée de septembre, mon ami avait commencé à suivre un cours de français.
Mi-octobre, il obtient toutes ses assurances: il peut se représenter aux autorités sans danger.
J’ai retrouvé les dates. Nous nous sommes rendus ensemble le 17/10 à l’Office des Étrangers, pour déposer une deuxième demande d’asile, que la Belgique sera enfin obligée d’examiner puisque le règlement de Dublin ne lui est dorénavant plus applicable.
Il a fallu partir à 6 heures et faire la file… Je le quitte vers 8h45, au moment où les gardes laissent le flot entrer.
Le 22/10, on a remis ça : non plus à l’Office, dont Amadou avait bien reçu le document requis (l’Annexe 26 Quater, si je ne me trompe). Nous sommes allés cette fois à Fedasil, l’organisme qui dispatche vers les centres ouverts. On a démarré un peu plus tard (à 7h). On est entré dans le même bâtiment, juste un peu plus vite – la file est moins longue – et dans une autre salle d’attente, un peu moins bondée.

A nouveau, je le laisse là. Il a sur lui une preuve d’inscription et d’assiduité à son cours de français, dispensé par une antenne du CIRé à Etterbeek. Et une lettre de ma plus belle écriture, demandant « s’il vous plaît”, “si c’est possible”, “si vous voulez bien” et “merci d’avance”, de lui accorder un hébergement à Bruxelles, qu’il puisse continuer à étudier dans cette association.
Il rentre cependant chez moi avec un document en néerlandais spécifiant qu’il a refusé d’aller au Centre ouvert de Heusden-Zolder. Il n’y a pas de place à Bruxelles : il devra revenir voir dans quinze jours.
La fois suivante, il y est allé seul. Et il a encore fait choux gras.
Alors un matin de novembre, je l’accompagne à nouveau. Je décide de rester avec lui, afin de parlementer et négocier avec plus de force, à ses côtés.
Après la première heure d’attente, l’accueillante au guichet nous explique qu’à la capitale, c’est impossible :
Il n’y a plus rien dans les centres ouverts à Bruxelles, on va voir si on peut en trouver un à proximité, dans le réseau de la Rode Kruis.
Mais nous souhaitons un centre francophone, au moins, Madame! Il étudie le français… Rixensart, par exemple ?
Ca n’ira pas: il relève de la Rode Kruis... (?!?)
Nous devons retourner nous asseoir sur le banc, et attendre encore.
Une seconde travailleuse de Fedasil nous appelle à 12h30. Je suis tout engourdie, ayant sommeillé alternativement contre le mur dans mon dos, et sur l’épaule d’Amadou. Nous nous redressons et la rejoignons dans son petit bureau. Très souriante : «J’ai cru comprendre que vous vouliez être hébergé à Bruxelles ? Eh bien, puisque je constate qu’il y a une place sur Bruxelles, hein, autant vous l’accorder.» Yessss !!
C’est tout près. Nous faisons le trajet à pied. Je connais ce lieu de nom. C’est un «foyer», qui a bonne réputation. C’est en plein centre-ville, près d’une station de métro. Nous jubilons tous les deux. Il me remercie, bien sûr.
Et je me souviens très bien que, ce jour-là, je n’étais pas loin de me sentir des super-pouvoirs!

Las, c’était un temps où, une fois en procédure, même “les hommes seuls” étaient encore dûment hébergés, conformément à la loi. Autant dire que, pour ce qui est de mon pensionnaire actuel, je prévois de devoir continuer à le loger, même après la fin de sa période Dublin ;-).

Marie Wiener, en direct de la Casa Wiener (1)

(1) lire aussi la note “3” de cette autre chronique : MAE, L’INGÉNIEUR DE KHARTOUM par Marie Wiener

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