“DU FASCISME QUi VIENT ET DU 22 MARS” par Manuel Bompard

Ce (long) texte de Manuel Bompard, coordinateur de la France Insoumise, me semble particulièrement important. C’est la première fois, si je ne m’abuse, qu’un des porte-parole de la gauche française définit aussi clairement la période actuelle comme étant “pré faschiste”.
Et cela, pas seulement parce que Marine Le Pen et le Rassemblement National seraient aujourd’hui aux portes du pouvoir, mais parce que la situation internationale et la nouvelle structuration du capital y poussent, que toutes les digues politiques et morales sautent, et qu’une bonne partie de la droite, de la bourgeoisie, des appareils répressifs d’état et des grands médias semblent désormais avoir fait le choix de s’aligner derrière elle. Avec Trump en bulldozer international de l’état de droit.
Plutôt Hitler et Pétain que Blum, vieille antienne réactionnaire, mais remise aux dégoûts du jour par l’alliance du capital fossile, militaire et numérique. (Claude Semal).

“DU FASCISME QUi VIENT ET DU 22 MARS” par Manuel Bompard

Quelques jours de repos permettent de sortir la tête du tourbillon médiatique. En prenant de la hauteur, on voit plus clairement les dynamiques générales, on les comprend, on les apprivoise pour mieux les combattre. Par là même, on évite de se perdre dans le particulier pour extirper les lignes de force de la situation. On ne se contente plus d’agir au ressenti, mais on s’offre la possibilité de chercher dans le travail des intellectuels ou dans l’histoire des sources d’inspiration pour l’action. On tourne dès lors le dos au vertige que l’on peut ressentir face à l’accélération de l’histoire et on y trouve des clefs d’analyses et d’actions pour la lutte que nous menons.

Le fascisme est au bout du chemin

Cet exercice permet de réaliser dans quel moment se trouve le monde et notre pays en particulier. Comme l’a écrit Frédéric Lordon dans un récent billet de blog, « il devrait commencer à être assez clair que ce vers quoi nous nous dirigeons mérite d’être appelé fascisme ». Comment utiliser un autre terme lorsque des milices d’extrême droite défilent dans Paris en criant « Paris est nazi » après avoir poignardé deux militants antifascistes ? Comment ne pas le voir lorsque l’on appelle désormais à déchoir de sa nationalité une députée française au Parlement européen, parce qu’elle a rappelé que si le droit international reconnaît la légitimité d’un peuple à résister à une situation de domination, y compris par la force armée, il condamne le fait de s’attaquer à des civils ou de prendre des otages ? Comment ne pas le comprendre quand, au sein du corps policier, on se trouve désormais autorisé à menacer avec une arme un député de la République quand celui-ci fait son devoir en s’opposant à un contrôle policier abusif ? Comment ne pas en être définitivement convaincu quand on prive d’antenne un humoriste pour le seul tort d’être d’origine arabe, mais qu’on laisse prospérer à longueur de journée des insultes racistes, des propos islamophobes ou des soutiens au projet génocidaire du gouvernement d’extrême droite israélien ?

Bien sûr, les nostalgiques de Vichy et du 3e Reich ont toujours existé, le Rassemblement national n’est pas né en 2025 et le racisme ou la xénophobie sont des fléaux bien anciens. Mais ce qui distingue à n’en pas douter la période de celles d’avant, ce qui marque une rupture (même si la vitesse à laquelle tombent les digues peut donner le sentiment d’une continuité), c’est que leurs thèses, leurs prises de parole ou leurs actions ne sont plus rejetées par le système dominant. Elles sont accompagnées, justifiées, légitimées. On aura vu quels trésors d’imagination ont été déployés pour refuser de qualifier le geste d’Elon Musk pour ce qu’il était : un salut nazi. On aura vu un préfet de police prendre la défense des policiers menaçant le député Aly Diouara. On aura vu un ministre de la République envisager publiquement la déchéance de nationalité de l’eurodéputée Rima Hassan.

On aura vu aussi toute la droite dite républicaine, pourtant toujours si prompte à dénoncer le pseudo-laxisme à l’encontre des délinquants multi-récidivistes, venir verser des larmes d’indignation pour défendre la poursuite de l’attribution d’une fréquence à une chaîne de télévision pourtant avertie ou sanctionnée à 36 reprises ces dernières années pour 18 manquements à ses obligations légales. Comme si ceux qui usent jusqu’à la corde les accusations en « apologie du terrorisme » pour faire taire les voix critiques avaient quelque chose à faire de la liberté d’expression. Et comme s’il existait un monde où cette liberté était absolue, sans aucune contrainte, sans aucune règle, comme si finalement les puissants pouvaient tout dire et tout faire, tant qu’ils ont de quoi se payer des moyens de communication.

Le fascisme libertarien, nouveau stade du capitalisme ?

Pour bien mesurer cette rupture, pour en comprendre tous les ressorts, il faut l’analyser au bon endroit. Il faut constater l’impasse du modèle néolibéral qui a mis à l’œuvre depuis le début des années 1980 un agenda politique basé sur la mondialisation capitaliste et la financiarisation de l’économie. Cet agenda a pu être déroulé par les partis du système, parfois au rythme des alternances entre une gauche et une droite néolibérales. Parfois au sein de grandes coalitions comme ce fut le cas en Allemagne. Parfois par l’émergence d’une force politique nouvelle incarnant l’essence du bloc bourgeois, si bien décrite par Bruno Amable et Stéfano Palombarini, comme ce fut le cas en France avec la création de toutes pièces du macronisme.
Mais l’incapacité de ce modèle à maintenir la domination culturelle nécessaire à sa domination politique l’a mis en échec. Les forces du capital se tournent donc vers une alternative en mesure de satisfaire leurs intérêts économiques tout en garantissant la « stabilité politique » de sociétés profondément déstabilisées par les ravages économiques, sociaux, écologiques et démocratiques du néolibéralisme.

Si la référence aux années 1930 a parfois été usée jusqu’à la corde, et souvent fort mal à propos, elle est indispensable ici pour tordre le cou à l’idée que le fascisme n’aurait été qu’un accident de l’histoire. Le dernier livre de Johann Chapoutot montre à quel point le choix du nazisme a été un choix conscient et rationnel des élites économiques allemandes. Sa lecture est édifiante en ce qu’elle offre des similitudes avec la situation actuelle en France. Un pouvoir politique à l’agonie, multipliant les défaites électorales et ne pouvant survivre à son désaveu populaire que par un enchaînement de coups de force anti-démocratiques. Une politique économique au service exclusif des intérêts d’une ultra-minorité. Un magnat des médias tout acquis à la cause nationaliste. Une dénonciation d’abord symétrique des « extrêmes » pour mieux diaboliser la gauche de rupture. Puis une hiérarchisation entre l’ennemi principal (le communiste à l’époque, l’insoumis aujourd’hui) et celui qui n’a pas tout à fait tort, mais qui devrait le dire moins fort pour ne pas nuire à la respectabilité des puissants. En Allemagne, on connaît la fin de l’histoire : pour sortir de la crise, sous l’influence des milieux économiques, c’est finalement Hitler qui sera nommé chancelier.

Dans le monde d’aujourd’hui, c’est donc le fascisme libertarien forgé par Javier Milei en Argentine et par Donald Trump ou Elon Musk aux États-Unis qui semble devenir l’alternative des puissants. L’économiste Romaric Godin a analysé cette mutation dans un remarquable billet publié sur Médiapart. Il a rappelé comment, comme le néolibéralisme dans les années 1980, ce modèle parti d’Amérique du Sud est en train de devenir la référence de la droite européenne. Il correspond à la prise de pouvoir au sein du capital, des fractions les plus prédatrices et rentières comme les monopoles numériques, le capital fossile ou immobilier.
Ce n’est donc pas pour rien que l’on observe en France cette fascination d’Éric Ciotti ou d’Éric Zemmour pour la tronçonneuse de Milei, ou que l’eurodéputée Sarah Knafo a fait des pieds et des mains pour assister à la cérémonie d’investiture de Donald Trump. Et si le Rassemblement national semble faire preuve de davantage de distance dans l’affichage, c’est qu’il faut bien amortir le coup d’un virage à 180 degrés pour passer de la volonté de se présenter comme l’héritage gaulliste à celle d’être le nouveau petit valet de l’extrême droite américaine. Mais sa participation au rassemblement de l’extrême droite européenne à Madrid en février est un signe qui ne trompe pas. Placé sous le slogan « Make Europe Great Again », ce rassemblement a débouché sur la publication d’une déclaration assumant l’affiliation de l’extrême droite européenne aux exemples étatsunien et argentin.

Les ingrédients du fascisme libertarien

Le cocktail de ce fascisme libertarien reprend quelques ingrédients bien connus. Dans son discours à Davos il y a quelques semaines, le président argentin s’est livré ainsi à un véritable réquisitoire contre le « virus de l’idéologie woke ». Le wokisme, notion qu’aucune formation politique n’a jamais d’ailleurs revendiquée pour définir son projet politique, serait donc à l’origine de tous les maux. Il instaurerait une forme de pensée unique, réduisant une majorité au silence. Les wokes auraient inventé la notion de changement climatique. L’avortement serait wokiste. Le féminisme serait une demande de privilège car les femmes sont déjà les égales des hommes. La reconnaissance des droits LGBT déboucherait naturellement sur la pédophilie. Ce ridicule bouffonesque ne doit pas empêcher l’analyse. Il s’agit là aussi d’un rôle historique du fascisme, convoqué par la bourgeoisie pour mater l’avancée des luttes sociales. Les luttes féministes, anti-racistes, écologistes ou anti-oligarchiques des années 2010 sont des luttes sociales anti-capitalistes. Elles sont devenues un problème pour l’accumulation capitaliste et c’est pourquoi un nouveau fascisme est convoqué.

Car le sujet reste pour le capital d’assurer sa domination. Dans la doctrine libertarienne, la justice sociale serait donc une idée « sinistre, injuste et aberrante » et la redistribution des richesses immorale. L’État et les étrangers capteraient les richesses au détriment du peuple. Le droit au logement ou le droit à l’éducation ne seraient là que pour justifier l’extension d’un État obèse, obstacle au déploiement plein et entier du privé. Il faudrait à la place le marché partout, pour tous, car « la défaillance du marché n’existe pas ». Au méchant État succédera donc le règne de la liberté au sein des entreprises bienveillantes. Et tant pis si cette liberté conduit le président argentin à envoyer la police pour faire fermer l’agence de presse Telam, à réprimer les mouvements sociaux par la force et à réhabiliter la dictature militaire. Ou si cette politique économique a déjà conduit à la baisse des salaires de 27 % sur un an, à 200 000 emplois publics et privés détruits, à une hausse du prix du gaz et de l’électricité de 400 % ou à une multiplication par 7 du prix des billets de métro. Il faut bien ça pour rassurer le capital.
Le fait qu’un tel discours ait pu être tenu sans difficulté à Davos est un signe qui ne trompe pas. Chaque année, c’est toute l’oligarchie économique et politique mondiale qui s’y retrouve pour un « Forum économique mondial » de promotion du capitalisme. C’est un lieu qui permet de saisir les tendances et débats au sein des plus hautes sphères du capitalisme mondial. Ces dernières années, la teneur globale des échanges consistait à maquiller les appels à plus de prédation économique derrière des promesses d’inclusion sociale, de développement durable ou encore de croissance verte, malgré les 660 trajets en jet privé annuels qui entourent l’événement. L’année 2025 marque donc ici aussi un point de rupture.

La riposte antifasciste passe par la jeunesse et les quartiers populaires

Si le choix du fascisme s’opère aujourd’hui dans une partie des élites économiques et politiques mondiales, il n’est pas si simple de l’imposer ensuite aux peuples. On peut lire encore dans l’ouvrage de Johann Chapoutot comment les mois qui ont précédé la nomination de Hitler ont donné lieu à un vaste matraquage médiatique pour faire tomber toutes les digues, légitimer le recours à la force et à la violence, utiliser chaque évènement dramatique pour hystériser le débat politique et inoculer par la force le poison de l’antisémitisme à un peuple fragilisé par la crise économique des années 1930. Ici aussi, toute ressemblance avec la situation actuelle n’est pas fortuite.
Mais à l’époque comme aujourd’hui se manifestent des résistances. Le résultat des dernières élections générales en Allemagne montre le niveau de la menace : le parti AfD, raciste et nostalgique des nazis, dépasse les 20 % des voix et atteint son plus haut niveau historique. Et la droite allemande qui a brisé il y a peu le « cordon sanitaire » en votant avec l’extrême droite une motion commune sur l’immigration sort en tête de l’élection et va diriger le gouvernement. Tous ont surfé sur l’échec du gouvernement de grande coalition dirigée par le Parti socialiste allemand (SPD) dont le désaveu est cinglant puisqu’il réalise le pire résultat de son histoire.

Mais les résultats montrent aussi une progression assez inattendue du parti « Die Linke » dont les derniers résultats nationaux avaient été catastrophiques. Le parti multiplie quasiment son score par deux et s’approche des 10 %. Certes, on est loin encore des résultats nécessaires pour barrer la route à la droite dure et à l’extrême droite. Mais il faut noter des facteurs positifs dans les résultats enregistrés par « Die Linke » dans la jeunesse et dans les quartiers populaires des plus grandes métropoles. Ainsi, le parti arrive en tête dans la jeunesse avec 25 % des voix chez les 18-24 ans. Les électeurs qui ont voté pour la première fois ont été 27 % à mettre ce bulletin dans l’urne. Il sort en tête à Berlin et atteint presque 50 % des voix dans les circonscriptions jeunes et populaires de la capitale. « Die Linke » réalise aussi des scores importants dans les zones populaires de Leipzig, de Hambourg, de Brème ou de Francfort. Surtout, en incarnant clairement la lutte pour l’égalité sociale et le combat contre le racisme et l’extrême droite, « Die Linke » s’est aussi considérablement renforcé en termes militants. Le parti est passé de 54 000 membres en 2022 à plus de 80 000 membres aujourd’hui.

On retrouve ici des caractéristiques proches de l’électorat qui s’est mobilisé autour de la liste de la France insoumise aux dernières élections européennes. Comme je l’avais présenté sur ce blog, la liste conduite par Manon Aubry était arrivée en tête dans de nombreuses grandes villes et dans la jeunesse et a réalisé des résultats exceptionnels dans de nombreuses communes populaires, y compris petites ou dites « rurales ». On compte ainsi 31 communes avec plus de 10 000 inscrits sur les listes électorales dans lesquelles la liste de la France insoumise a dépassé les 40 % des voix aux élections européennes de 2024.
Ces caractéristiques sont une source d’espoir pour l’avenir. Car si le fascisme a pu s’imposer dans les années 1930, c’est aussi car il avait réussi à obtenir le soutien d’une grande partie de la jeunesse, dans les universités comme dans la société dans son ensemble. Ainsi, les nazis étaient devenus majoritaires dans le vote des jeunes lors des élections législatives et avaient pu s’appuyer sur cette jeunesse pour dérouler leur funeste politique. C’est ici sans doute l’une des principales différences entre la situation de l’époque et celle d’aujourd’hui, même s’il faut noter que l’AfD, tout comme le RN en France, réalise aussi des résultats conséquents chez les jeunes. Mais c’est pour l’instant la gauche qui a la main dans cette catégorie de la population.

Elle doit à tout prix la conserver pour empêcher l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite. C’est pourquoi seule une orientation clairement antiraciste et anticapitaliste peut être une alternative crédible pour le peuple face à l’option fasciste. Partout dans le monde, partout en Europe, en Allemagne comme dans les sondages au Royaume-Uni, l’orientation politique d’accompagnement du néolibéralisme et des compromis pourris produit le rejet, le dégoût, la défaite et la progression de l’extrême droite. En France, comme ailleurs, pour battre l’extrême droite et gagner le pouvoir, il faut réaliser l’union populaire sur une base claire, dans un affrontement frontal avec le fascisme et dans une opposition lisible et résolue aux forces libérales au pouvoir. C’est parce qu’elle refuse de dérouler le tapis rouge à l’extrême droite que la France insoumise ne peut être associée en aucune manière au refus du Parti socialiste de censurer le gouvernement Bayrou.

L’heure est à la riposte populaire : rendez-vous le 22 mars !

Dans ce contexte, la date du 22 mars prochain revêt une importance considérable. À l’occasion de la journée internationale contre le racisme, la France insoumise appelle, aux côtés de plus de 300 associations, syndicats ou collectifs à des manifestations partout en France contre le racisme et l’extrême droite.
Nous appelons les insoumis à se joindre aux appels déjà existants ou à initier des appels à manifester si aucun n’existe dans votre département. Des tracts et des affiches sont à disposition sur le site de la France insoumise http://(www.lafranceinsoumise.fr) pour faire de cette journée une grande réussite.
C’est la participation de toutes et tous qui permettra à cette journée de marquer le début de la riposte populaire. Le 22 mars, en nous déployant partout en France, nous riposterons à l’extrême droite et à tous ceux qui propagent ses idées, et nous affirmerons l’unité du peuple face au racisme.
On compte sur vous !

Manuel Bompard

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