« CARTE BLANCHE » ET AUDIMAT par Bernard Hennebert

Pour écouter l’article de Bernard lu par Jean-Marie Chazeau, cliquez sur le lien ci-dessous :

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Une certaine droite revendique que les subsides culturels soient supprimés ou attribués au pro rata des (prétendus) goûts de la population. Pour ce faire, ce courant de pensée (qui est parfois au pouvoir) prétend partir du nombre d’entrées ou d’achats d’une offre culturelle. Cette thématique a pris une ampleur particulière dès le début du deuxième mandat de Président Donald Trump. Mais ceux qui prônent une telle évolution n’indiquent jamais comment ils vont pouvoir « contrer » les innombrables manipulations orchestrées par les industries culturelles pour « maximaliser » ces chiffres et augmenter leur visibilité dans les médias. Et si on encourageait le « qualimat » plutôt que « l’audimat » ?

Voici deux exemples parmi tant d’autres.
Dans une Argentine dirigée par Javier Milei, le secteur du cinéma est actuellement soumis à pareille politique. Dans le Libération du 23 mars 2025, Ève Beauvallet en parle ainsi: « Les aides sont désormais attribuées en bout de chaîne, une fois que le film a prouvé sa rentabilité en salle ».
Début 2025, en Belgique, le MR a organisé, à travers les multiples déclarations de son président, une campagne inédite contre le financement public de la culture et l’existence même d’un Ministère de la Culture.
Le 9 mars 2025, La Libre a également publié une tribune de Yassine Rafix, présenté comme le porte-parole du MR à Bruxelles : « Laisser la culture s’autoréguler n’est pas une menace, c’est une nécessité. Car si personne ne veut d’un spectacle, d’un film ou d’une exposition, pourquoi forcer son existence à coups de subventions publiques ? (…) Là où le marché exige de convaincre son public, la culture subventionnée vit dans un entre-soi confortable, où l’on se félicite mutuellement d’être financé par l’État plutôt que d’être acclamé par le public ».

Le choix du public doit évidemment être entendu (… c’est-à-dire ce qu’il aime et/ou ce qu’il achète) mais cela ne peut pas, je crois, être le seul critère pris en considération. Quand une profession artistique décerne ses palmes, les « prix du jury » et les « prix du public » sont généralement complémentaires, mais ne répondent pas aux mêmes critères. Enfin, il faut aussi absolument faire la différence, me semble-t-il, entre « les choix du public » et « les choix de l’industrie culturelle ».

Recalée à trois reprises

Les réactions du monde culturel à cette charge libérale furent heureusement fort nombreuses.
À titre personnel, j’ai également rédigé à ce sujet une tribune le 12 mars 2025. Je pense y avoir proposé des arguments différents de ceux que j’ai lu ici et là, avec des possibilités concrètes d’évolution.
Il me semble intéressant de proposer ce texte aux lecteurs de « L’Asymptomatique ». En leur signalant que je l’ai envoyé successivement à trois rédactions de grands groupes de presse différents, refus après refus.
Car si nous pouvons tous lire « les cartes blanches » que la presse publie… il me semble aussi intéressant de découvrir pourquoi d’autres ont été refusées. C’est une autre façon de pratiquer « l’éducation aux médias ».

Lorsqu’une de mes tribunes est publiée, j’en fais la promotion sur les réseaux sociaux. Je ne vois pas pourquoi je n’agirais pas de la sorte quand un texte n’est pas accepté – d’autant plus s’il s’avère que c’est un choix partagé par plusieurs médias. Aux différentes rédactions contactées, j’avais expliqué ma cause dans une courte lettre introductive : « Voici ma tribune. Pouvez-vous m’indiquer si elle intéresse votre rédaction? Le débat actuel sur l’attribution des subsides culturels est passionnant … et passionné. Cependant, il manque une voix, celle du public, acteur principal puisque c’est pour lui que les activités culturelles se façonnent. Certains veulent que ce soit le chiffrage de la consommation du public qui dicte en bonne partie l’octroi des subsides. Je me suis efforcé de ne reprendre aucun élément de ce qui se publie actuellement ici ou là. Et j’espère que ce qui suit va introduire d’autres façons de respecter les créateurs et le public. Bien cordialement. ».

Je ne vais pas me plaindre d’ une censure ou d’une atteinte à la liberté d’expression. En vertu justement de cette dernière, respectons les choix éditoriaux des médias, et même s’ils ne nous donnent pas la parole. C’est leur choix. Leur politique éditoriale. Par contre, celle-ci mérite aussi d’être analysée par chacun de nous. Voici donc cette tribune trois fois « recalée » ;-).

Bernard Hennebert

SI LE PUBLIC DEVAIT DÉCIDER LUI-MÊME DES SUBSIDES…

Ceux qui voudraient que les subsides soient attribués en fonction des « ventes » des produits culturels au public ne semblent pas connaître les façons parfois peu reluisantes dont ces chiffres sont établis.

Musique

Le disque d’or est né en 1942 avec le titre « Chattanooga Choo Choo » de Glen Miller. Il n’a aujourd’hui pas pris une ride avec l’album « Multitude » de Stromae ou d’autres succès de rappeurs.
On nous fait croire qu’un disque d’or récompensait « les achats du public ». Ce n’est pas exact.
L’album « Rattle and Hum » de U2 est sorti chez les disquaires 10 octobre 1988. Le même jour, une publicité pour ce même disque occupait toute la dernière page du quotidien « Libération ». Elle mentionnait que cet enregistrement… était déjà disque d’or ! Le « disque d’or » récompense donc en fait les « pré-commandes » chez les disquaires – pas les achats « réels » du public. Autre exemple, dans le Télé-moustique du 26 juillet 2000, Jean-Luc Cambier notait que l’album « In Blue » du groupe irlandais « The Corrs » était « disque d’or en Belgique avant même sa mise en magasin » (!).

Mais alors, serait-ce au moins le choix des disquaires, ce qui serait pas si mal, puisqu’ils sont censés connaître et donc relayer les goûts de leur clientèle ? Par vraiment, car la firme peut accepter des « retours » d’invendus pour les artistes qu’elle souhaite promouvoir dans les charts. Et ne pas accepter une telle procédure pour d’autres enregistrements qui viseraient peut-être des publics plus restreints. Ainsi, en 2003, Jean-Noël Reinhardt, le président-directeur de Virgin-Stores, expliquait que des majors imposent parfois des quantités énormes de disques pour être massivement visibles dans son commerce, mais qu’elles peuvent se tromper sur les ventes réelles, « ce qui engendre d’importants retours ».
En 1991, paraît l’album « On every street » de Dire Straits. Un vendeur d’une chaîne de magasins établie en Belgique m’explique: « Je suis alors invité au resto par deux commerciaux. Il s’agit de discuter de la précommande du CD. On se met d’accord sur le chiffre (insensé) de 2.000 pièces, avec une première livraison de 500 unités, suivie par des tranches de 250. Quel était l’enjeu d’une telle commande ? Tout simplement, la première place dans le hit-parade officiel ». Fin de l’histoire : les 2.000 CD ne sont jamais arrivés au magasin, mais le disque a été en tête du classement. Un disque d’Or ne constitue donc pas, dans de nombreux cas, le « choix du public », mais bien celui de l’industrie musicale. Si de tel résultats influençaient l’attribution de subsides, ce serait au contraire une arnaque qu’il conviendrait de combattre.

Livres, films, musées

Certains livres de l’ex Président Sarkozy ont été préalablement massivement livrés aux librairies, ce qui a été confondu avec le chiffre de ses supposées « ventes réelles ». Ce qui lui a donné une grande surface médiatique et commerciale.
Cette forte exposition du livre a probablement entrainé, dans un second temps, un développement de ses ventes effectives ; mais de façon déloyale par rapport à d’autres auteurs qui n’avaient pas été ainsi « promus » par pareil stratagème.

Certains distributeurs de films multiplient également des avant-premières, et reprennent ces chiffres de fréquentation dans ceux de la première semaine de commercialisation officielle, ce qui permet d’atteindre une meilleure place dans le classement « des sorties de la semaine ».

Et lorsqu’on donne « vraiment » la parole au public… La cérémonie des Magritte a cessé de décerner le seul trophée qui faisait directement appel au vote du public (le Magritte du premier film) après l’édition de 2015. On lui fit alors le reproche que les votes des « professionnels » avaient concurrencés ceux des « vrais » spectateurs. Le reportage « L’étrange affaire du faux Magritte » d’Alain Vaessen, qui parle notamment ce problème, fut diffusé dans le magazine « Investigation » de la RTBF.
Trois associations professionnelles majeures du milieu du cinéma portèrent plainte auprès du Conseil de Déontologie Journalistique en invoquant 36 griefs contre lui. Le 23 février 2022, le Conseil estima que la plainte était non fondée (1).

Un rapport de la Cour des Comptes explique comment le Château de Versailles, qui revendiquait plus de huit millions « de visiteurs » en 2023, jouait avec les mots, car il s’agit plutôt de « visites ». En effet, quatre « visites » des diverses zones de cet établissement public peuvent être cumulées le même jour par un seul « visiteur ». C’est même assez fréquent, car le « visiteur » vient de loin, et qu’il ne visitera ce monument qu’une fois dans sa vie. Confondre « visiteur » et « visites » permet ainsi de gonfler artificiellement les chiffres de fréquentation.
Une indiscrétion m’a même permis de découvrir qu’un de nos musées belges comptabilisait « deux entrées » pour un visiteur … s’il lui louait un audioguide !

Pourquoi pas plutôt un « qualimat » ?

Ces petits arrangements avec les chiffres sont encouragés par un système où le « nombre » compte d’avantage que « la qualité » et la satisfaction affichée par chaque usager à la fin de sa « consommation ».
Dans l’octroi de ses aides, le ministère pourrait prendre en considération le « qualimat » (combien de personne ont aimé le produit ou le service découvert) plutôt que l’audimat (on sait combien de personnes sont venues à tel spectacle, mais pas si elles l’ont apprécié).
Le contrat de gestion de la RTBF l’oblige par exemple à réaliser régulièrement un « qualimat » de ses programmes… mais ce service public n’en communique bien rarement les résultats (et uniquement lorsqu’ils sont positifs), à l’inverse de ceux du CIM (audimat).

La solution? des panels citoyens

Ceux qui souhaitent vraiment que les subsides culturels soient décernés en fonction « des goûts du public » vont donc se retrouver devant la quasi impossibilité de chiffrer ceux-ci réellement, honnêtement. Il existe pourtant une « solution » qui ferait appel au public. Dans d’autres domaine économiques, politiques ou sociaux, des « panels citoyens » sont ainsi tirés au sort et utilisés depuis une vingtaine d’années en Belgique, avec des résultats souvent constructifs.
Ces personnes seraient préalablement informées et formées par des experts de différents bords sur les enjeux du secteur où elles vont devoir prendre des décisions. N’est-il pas étonnant que des matières dites « à supplément d’âme » comme la culture ou les médias semblent complètement ignorer cette « invention » démocratique ?

B.H.

(1) Présentation par la RTBF de ce reportage : https://auvio.rtbf.be/media/investigation-investigation-3078855

Illustrations : variations sur le “pianocktail” de Boris Vian dans l’Écume des Jours

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