AU BONHEUR DE MORETTI (“Il Sol del’avvenire”) par Hugues Le Paige

Il y a des films que l’on regarde le sourire aux lèvres. Le sourire peut parfois être amer, mais le plus souvent il est jubilatoire, tendre, ironique. Il nous fait rêver. Il nous dit que l’utopie peut être vécue… grâce au cinéma. Dans ses films d’autofiction (Caro Diario, Aprile, pour les plus récents), jusqu’au bout des yeux, Nanni Moretti incarne ce sourire qui ne cache pas ses rites, ses obsessions et ses contradictions (1).
Et « Il sol de l’avvenire » (Vers un avenir radieux) va le plus loin possible dans la démarche «morettienne». Parce ce qu’il nous offre un hymne inégalé au cinéma, à la politique, à l’amour, à la vie dans un bouleversant désordre organisé.
Au bord de la rupture narrative, il nous mène sur la « corde raide » (comme le dit sa fille dans le film) pour toujours se rattraper et nous mener dans nos propres émotions.
« Il sol de l’avvenire » est sans doute le plus grand film de Moretti, le plus achevé dans la démarche de l’autofiction, mais aussi dans l’affirmation des « deux ou trois principes que l’on doit avoir dans la vie ».

Moretti se fond avec son double — Michele Apiccela — le héros de ses films précédents. Il s’appelle dorénavant Giovanni, dont Nanni est le diminutif, qui semble nous livrer son film testamentaire (on l’a beaucoup dit à juste titre).
À la fin du film, l’une des plus belles de l’histoire du cinéma, Moretti lui-même dans le dernier plan d’une parade fellinienne agite la main comme signe de l’au revoir.
Comme une magnifique cérémonie des adieux où l’on voit défiler tous ses comédiens et amis dont les visages sont alors l’expression de l’avenir radieux (et de toute son œuvre). Un grand moment de grâce cinématographique.
Le testament se fait aussi logiquement hommage. À Fellini d’abord, le maestro dei maestri. Tout dans « Il sol de l’avevnire » est reconnaissance au génie de Rimini. De la musique de Pietrosanti (qui fut un des adjoints de Nino Rotta), au cirque qui occupe une grande place dans le scénario en passant par les derniers plans de 8 1/2 sans oublier le tournage dans les décors du mythique Teatro 5 de Cineccita.
Moretti se revendique de cette école fellinienne qui, à travers mille films, nous raconte toujours et avec bonheur la même histoire, celle de l’homme, de ses doutes, ses amours et ses contradictions.[1] Mais il y a aussi la nécessité vitale de faire un signe à tous les autres qui ont compté dans la construction du cinéaste : Cassavettes, Demy, les Taviani, Scorcese…

Le scénario est déjà décalage. Giovanni veut nous raconter la confrontation du PCI avec la révolution hongroise de 1956. Quand les chars soviétiques écrasent un peuple et l’espoir du socialisme, une section locale, du PCI à Rome a invité un cirque hongrois à donner des représentations dans son quartier de Quatriciello. Alors débats, révoltes, divisions sont celles que le PCI a réellement affrontées. En 1956, le PCI a approuvé l’intervention soviétique après des débats intenses que n’avait connus aucun autre parti communiste.
Plus tard, notamment lors de l’autre intervention soviétique — à Prague cette fois — les communistes italiens la condamneront sans aucune restriction et s’affranchiront peu à peu de la tutelle soviétique, notamment sous l’impulsion de son secrétaire général Enrico Berlinguer. Mais en 1956, le PCI avait manqué une occasion historique que Nanni Moretti va corriger grâce au cinéma.
Mais le cinéaste recule les frontières du scénario en mêlant savamment à l’histoire hongroise celle de la fin du couple de Giovanni, dont la femme, Paola (la grande comédienne Margarita Buy) consulte désespérément un psy pour l’aider à rompre. Rupture sentimentale, mais aussi professionnelle, car Paola qui a toujours été sa productrice, seconde cette fois un jeune loup du cinéma trash.

Ce qui nous vaut aussi une séquence d’anthologie où Giovanni interrompt le tournage du dernier plan de ce film pour nous livrer une leçon d’éthique et d’esthétique sur la violence au cinéma. Les entrelacements continuent quand la très jeune fille de Giovanni présente à ses parents le septuagénaire ambassadeur de Pologne à Rome qui sera bientôt son mari.
Ou encore quand ayant perdu son véreux producteur français, Giovanni ridiculise les représentants de Netflix qui ne songent qu’à formater son film.
Film dans le film aussi quand Giovanni rêve déjà à l’histoire d’amour qu’il veut depuis toujours tourner en rendant hommage à la canzonetta italienne. Ce qui nous vaut de superbes séquences chantées ou dansées sur les airs de Battisti, Tenco ou De André.

Ne vous inquiétez pas de ce qui aurait pu devenir un « trop-plein » cinématographique. Moretti retombe toujours sur ses pattes et, pour notre plus grand bonheur, le foisonnement renait limpide. Après ces divers avatars, Giovanni reprend le cours de son film sur le PCI et la révolution hongroise dont les acteurs du cirque invité par le parti sont solidaires. Silvio Orlando, l’acteur fétiche de Moretti (2) incarne à merveille le secrétaire de la section Antonio Gramsci en proie au doute sans issue : fidèle au parti ou à ses idéaux. Le scénario prévoit son suicide final.
Mais Giovanni, bouleversé par les événements de sa vie et la politique, changera au dernier moment. Il nous offrira un final généreux, d’une grande beauté plastique et émotionnelle qui à elle seule résume tout le cinéma de Moretti.
Quand il décide de modifier cette fin (qu’on laissera découvrir au spectateur), Giovanni dit : « L’histoire ne s’écrit pas avec des si ? Qui l’a dit ? ».
Et le réalisateur de se prendre au mot, de s’emparer de l’histoire et de retrouver le chemin de l’utopie grâce au cinéma. Un des plus beaux gestes du 7e art.

Hugues Le Paige, sur son blog,
et dans l’Asympto avec l’aimable autorisation de l’auteur

(1) Ce que des critiques grincheux et peu au fait des maîtres du cinéma italien appellent « rabâcher »
(2) Génial secrétaire d’État au Vatican dans les deux séries de Paolo Sorrentino (The Young Pope, The New Pope)

4 Commentaires
  • didier somzé
    Publié à 10:52h, 12 juillet

    Oui Moretti a quelque chose de génial qui est si bien décrit dans l’article.
    Merci.
    Mais quel ego …
    Difficilement supportable.
    Aux dépends des femmes, des jeunes, de tout qui n’est pas lui.
    Glups …

  • Catherine Kestelyn
    Publié à 17:07h, 08 juillet

    (2ème tentative de comm: version précédente, à effacer, please…)
    “Moretti se revendique de cette école fellinienne qui, à travers mille films, nous raconte toujours et avec bonheur la même histoire, celle de l’homme”…
    Ce film est dans ma liste de FAV (films à voir). D’après l’article, il y a même des personnages féminines importantes.
    N’empêche que cette “même histoire” qu’on suit “toujours” avec le même “bonheur”, “à travers 1000 films”, c’est “celle de l’homme”.
    Fatigue…

  • Colette Sancy
    Publié à 11:37h, 08 juillet

    Oui, oui. film foisonnant, passionnant et déconcertant comme la vie, qui mériterait une seconde vision pour ne rien en perdre…Je reste marquée par cette superbe “scène d’anthologie” sur la violence au cinéma où le commentaire de Giovanni s’imprime émotionnellement dans notre esprit par la simplicité évocatrice d’images contrastées, avec l’évocation du “Tu ne tueras point” du grand Kieslowski…

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