LA POÉSIE EN PISSANT : “J’AI EMBRASSÉ L’AUBE D’ÉTÉ” par Bruno Ruiz (sur son blog et sur Facebook)

Un matin, très tôt, je rentrais tout seul en voiture d’un récital. C’était quelque part sur une route de campagne. Nous étions vers le début de juillet. Comme je commençais à somnoler un peu, je décidais de m’arrêter sur la bas-côté de la route pour me dégourdir les jambes. Je descendais, sautais le talus, faisais quelques pas dans l’herbe pleine de rosée et en profitais pour me soulager la vessie. Je levais les yeux. Une brume légère enveloppait la lisière de quelques arbres au loin. La lumière était étrange. L’air, un peu tiède, envahissait le paysage. C’est précisément à ce moment-là qu’un vers de Rimbaud, appris au lycée, me revint en mémoire : « J’ai embrassé l’aube d’été. » C’était exactement ça. J’avais exactement l’impression d’« embrasser l’aube d’été ». Pour être un peu trivial, Rimbaud venait de me rejoindre par-delà les siècles pendant que je pissais. Ce vers, je l’avais trouvé très « littéraire » très “scolaire” et tout compte fait assez obscur quand on m’avait demandé de l’apprendre et de l’expliquer. Mais soudain, il prenait toute sa dimension et son utilité à ce moment précis. Je le comprenais. Je n’embrassais pas seulement « l’aube d’été » j’embrassais aussi le vers de Rimbaud. Sa magie venait de m’envahir.

Écrire, c’est toujours entretenir un malentendu avec ce que l’on veut dire. L’exprimé sera toujours en deçà du ressenti. Parce que la langue, par nature, par définition, est forcément approximative. Elle ne peut se superposer totalement à la vie. Elle ne peut en être qu’une expression de substitution. C’est pour cela qu’écrire – même de la poésie, qui pourtant constitue l’outil le plus puissant et le plus précis de la langue – sera toujours un acte voué à l’échec. C’est comme cela que je l’ai toujours vécu. Dans l’insatisfaction du rendu. C’est aussi pour cela qu’il est si difficile d’écrire un bon poème. C’est un masque devant lequel il ne faut jamais être dupe. Mais de temps en temps, c’est assez rare, notre langue maternelle, par la puissance de l’imaginaire qu’elle enfante, par sa magie évocatrice, elle se superpose presque au réel que nous habitons. C’est ce qui s’est passé avec le vers de Rimbaud ce matin-là. Une sorte d’épiphanie. Encore fallait-il que je m’en souvienne parce que je l’avais appris par cœur. Encore fallait-il s’appeler Rimbaud pour écrire une telle merveille…

Bruno Ruiz (sur son blog et sur Facebook)

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