23 avril 2021
A l’essentiel : nous sommes des êtres de fiction ! (Par Luc Carton)
La Monnaie, le 22 avril 2021.
Ouvrir les supermarchés, fermer les cinémas et les théâtres, les lieux de musique et les espaces publics, notamment, ça en dit long sur l’imaginaire des gouvernements, ou plutôt l’inconscient d’un « Régime », la structure même du « monde vécu », comme en parlait Husserl, puis Habermas : une manière de gouverner sans partage, de prétendre représenter sans discuter de la représentation, une non-vision du monde en action, un sens qu’il ne donne pas à l’existence, le non-sens qu’il impose à nos existences.
Une relance sans horizon, une croissance sans but, des soins mais sans vision de la santé, des écoles de discipline(s) retranchées du monde, un monde à la découpe, des prisons en voie de développement, des hôpitaux trop pressés, des maisons de repos six pieds sous terre, déjà hors du monde, en-deçà du monde.
Si ce « Régime » avait des rêves, ses rêves seraient marchands et policiers, super-marchands, hyper-marchands et totalement surveillants, et ses rêves seraient nos cauchemars, peuplés de forteresses et de frontières. Nos sociétés, où ce qui en reste, y seraient couchées dans le lit de leur économie marchande, en anglais « Embedded » comme le craignait Karl Polanyi dans La grande transformation, en 1943.
Car leur marché n’est pas le petit marché d’à côté de chez nous, celui où l’on se rencontre, où l’on s’aime, où l’on marchande et se séduit, où l’on se parle, celui qui fait hospitalité aux humains, où l’on commerce, dans les villes, les bourgs et les villages ; non, leur marché à eux n’a ni espace, ni temps, ni ville, ni campagne. C’est le très grand marché transnational, où plus personne ne connaît personne, celui où tous les fruits, les musiques, les légumes et les livres, les films, les moutons et les champignons, et les œuvres d’art elles-mêmes, ont le même goût d’un mauvais rien, une senteur de container, une odeur de fric, délivré par les camions d’Amazon.
Leur vision de la culture, c’est l’accessoire, le surplus, le loisir, la 25ème heure (pas le livre) la cerise sur le gâteau, le 8ème jour (pas le film), « le temps de cerveau disponible vendu à Coca-Cola », comme disait le patron de TF1, Patrick Le Lay, entre deux mauvaises séries commerciales, pour définir le sens, ou plus exactement le non-sens de son métier audio-visuel.
La culture, dans ce « Régime », nous éloigne de nous-mêmes, nous sépare des autres, nous fait oublier l’essentiel. La culture nous évanouit, pour le pire, elle nous assomme, elle nous range dans un rayon.
Car leur vision de la richesse est indexée sur la production de n’importe quoi, la rente, l’argent sans cause, les profits extorqués et les valeurs ajoutées dépourvues de sens, de saveur et de valeur même. Des valeurs soustraites, en somme, des vies abimées, des bullshit jobs, y compris dans l’hôpital où s’épuisent les soignantes, à leurs corps et à leurs cœurs défendant.
Ils disent ainsi prendre soin de nous, mais c’est mal définir le nous que d’agir ainsi contre l’esprit et contre nous, c’est mal comprendre le soin d’agir ainsi contre la culture, de se tromper ainsi à propos de l’essentiel, y compris la santé, et la santé publique en particulier, de se tromper à propos de l’humanité, tout simplement.
Car prendre soin des femmes et des hommes, des enfants et des vieux, des malades et des mourants, des gens d’ici et des gens d’ailleurs, prend racines dans la conviction de l’égalité initiale, essentielle et finale des humains, en droits et en dignité, comme l’énonce et le proclame la Déclaration universelle des droits humains de 1948, dans son article 1er.
Mais qui sont ces humains égaux, toutes et tous pareillement sujets de droits ? Ce sont des êtres-corps vivants et charnels et, comme la plupart des vivants, des êtres-de-langage.
Mais, parmi les êtres-de-langage, que sont ces humains, singulièrement ?
Qui sommes-nous ? Nous sommes des êtres de fiction, des êtres qui inventent des mondes dans le monde, des êtres qui accouchent des mondes invisibles, des êtres qui explorent les mondes intérieurs, des êtres qui déplacent des montagnes dans leur tête et créent des océans dans leur cœur, des êtres de rêves idiots et de désirs fous, des êtres incertains, des êtres en recherche, tous divisés et différents, tous égaux, tous politiques, pensait Hannah Arendt.
Des êtres dont « la littérature est comme un coup de hache dans la mer gelée qui est en nous », écrivait Kafka.
Et donc, prendre soin, c’est reconnaître que les fictions de l’autre nous sont indispensables, que sans ces fictions nous ne sommes plus des « je », des « tu », des « elles » et des « ils », mais seulement des « ON ».
Sans ces fictions, c’est la chair de nos vies qui s’estompe et se défait. Il nous reste le squelette de nos vies, les propriétés et les objets, des poussières d’insignifiance, nos vies alors livrées à la seule peur de mourir.
Notre besoin de consolation est alors définitivement impossible à rassasier, comme l’écrivait Stig Dagerman.
L’essentiel est donc dans les fictions de l’autre, dans les fictions des humains déjà passés, cela s’appelle patrimoine, les fictions du langage, cela s’appelle langue ou littérature, les fictions de la connaissance, cela s’appelle l’expérience, puis les hypothèses, puis les sciences, les fictions de nos sens, dont le meilleur destin est de devenir des œuvres partagées dans d’incroyables langages, toujours nouveaux, des sens d’existences, des gestes de corps aimants en chorégraphie, des visions égarées du monde, des musiques improbables et des peintures rupestres, des chansons d’avant-hier et des films pour Demain, des sculptures de la vie et des romans nouveaux, des poèmes bruts et des tags sur les murs de la ville, notamment.
Mais aussi les fictions de soi, une identité ouverte, plus large et moins sûre que la carte du même nom, un genre en recherche, moins déterminé que le sexe, un amour toujours à refonder, une existence à refaire naître chaque matin.
Les fictions de l’autre, de toutes et de tous les autres, m’autorisent, « m’auteurisent », me et nous permettent de devenir co-autrices et co-auteurs de nos vies et de mes vies, avec toutes et tous ces autres, et par leur grâce, surtout !
Les fictions de l’autre nées de la souffrance et de la lutte nous sont particulièrement essentielles, car leur lieu de naissance est l’amour de la vie, la vie en soi, la vie des autres, l’amour des autres.
C’est aussi pourquoi les migrations nous apportent des fictions essentielles, d’immenses et précieuses leçons d’humanité. Elles nous créolisent pour le meilleur de nous, comme l’écrivent Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau.
C’est pourquoi le sort que l’Europe forteresse, ce même « Régime », réserve aux exilé.e.s, réfugié.e.s et demandeurs ou demanderesses d’asile est un déni de droit, un déni d’humanité, un scandale, notre scandale. En déshumanisant les autres, à Lesbos, à Calais ou à Bruxelles, au Parc Maximilien, nous quittons la vie en commun des humains. Restent des camps et l’errance des sans papier, en oubliant de dire que ce sont des personnes sans papier.
Prendre soin de nous s’incarne au plus haut dans l’hospitalité, dans l’accueil, l’attention, le respect, l’écoute des fictions des autres, les récits de leurs exils et de leurs voyages, la découverte de leurs livres anciens et fondateurs, l’amour de leur étonnement devant nos barbaries, la rencontre du commun avec celles et ceux que nous ne connaissons pas encore.
En un mot, faire culture permet aux humains de faire œuvre du sens de leurs vies, de mettre à jour les non-sens de la vie en commun, de lutter contre la fabrique de non-sens, en soi et parmi les autres, de chercher une direction à contrer sens de la domination, de l’aliénation, de l’exploitation, du patriarcat.
Pour l’égalité. Faire culture permet de faire politique.
Ne nous trompons pas d’essentiels, ne nous trompons pas de colère ! Prenons soin des fictions de l’autre, de tous les autres : elles nous sont toutes indispensables pour vivre, aimer et continuer à commencer de changer de « Régime » !
Luc Carton
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