09 mai 2021
Le mouvement F(s) a consulté « la base » : UN STATUT INCLUSIF POUR LES INTERMITTENT·ES DE LA CULTURE
Comédienne et réalisatrice formée à l’INSAS, au « Conservaboire » de Liège et à l’Ulg, Emilienne Tempels est également membre active de F(s). Ce mouvement, né en 2018, regroupe aujourd’hui plusieurs centaines de travailleuses de la culture, toutes disciplines confondues. Son objectif ?
Lutter contre toutes les discriminations de genre dont sont victimes les femmes, plus particulièrement dans le domaine de la culture. Elles sont, par exemple, plus nombreuses que les hommes à sortir des Ecoles Supérieures Artistiques… alors qu’elles sont moins nombreuses qu’eux à trouver du travail !
J’avais brièvement aperçu Emilienne le premier jour de l’occupation du Théâtre National, dont elle fut, avec Denis Laujol, l’une des chevilles ouvrières.
Avec l’équipe artistique du spectacle « Lianes », de Françoise Berlanger, où elle était comédienne, elle occupait déjà le Théâtre de la Balsamine.
F(s) fonctionne en « groupes de travail», et Emilienne s’est investie dans celui consacré à la réforme du « statut d’artiste » – ce monstre du Loch Ness du Lac de Genval et du Canal de Willebroek. Mais elle préfère, comme nous, parler de réforme du « Statut des Travailleurs et Travailleuses de la Culture », puisque la première appellation, restrictive, semble en exclure d’emblée toutes les technicien·nes du spectacle, qui sont pourtant indispensables à l’exercice de nos professions.
Le secteur culturel avait fait pression, au moment de la formation du gouvernement De Croo, pour que la dite réforme soit incluse dans la déclaration gouvernementale.
A ce titre, Emilienne fait aujourd’hui partie, pour « F(s) », du « Groupe Technique » qui, avec une vingtaine d’autres « expert.es », planche sur le futur profil et contenu de cette « réforme du statut ». On y trouve également des membres de l’UPACT, de la SACD, de l’ATPS, de l’ONEM, de l’INASTI et de l’ONSS, ainsi que de leurs correspondant.es flamand.es.
C’est Emilienne aussi qui, toujours au nom de « F(s), avait été auditionnée en janvier 2021 à la Chambre, pour présenter l’analyse et les propositions de son mouvement.
Nous reprenons ci-dessous cette intervention parlementaire dans son intégralité.
On le sait, plusieurs projets de « réforme du statut » ont été rendus publics ces derniers mois. Notamment ceux du MR (1) et de l’UPACT (2). Les syndicats ont également fait des propositions « facilitant » l’accès à l’actuel « statut », originellement inspiré par celui des marins-pêcheurs (3).
Mais F(s) se distingue de tous les autres, et d’abord par la méthode.
Un questionnaire a été largement diffusé dans tout le milieu culturel, et 554 personnes y ont répondu. Ses membres ont passé quelques nuits à compiler ces données, avec l’aide de membres de l’UPACT et de l’ATPS (4). « Consulter la base », cela peut sembler élémentaire, mais le MR a préféré filer du pognon à un bureau d’étude libéral, l’Institut Jean Gol, et la dernière assemblée syndicale du secteur culturel date d’il y a six ans. Dans d’autres syndicats ou centrales, il n’y a même pas eu de consultation du tout.
La proposition de F(s) est ensuite la plus « inclusive ». Elle s’efforce de n’abandonner personne au bord du chemin, ni les étudiant·es qui sortent des écoles artistiques, ni les technicien·nes du spectacle, ni des professions artistiques généralement « oubliées » dans les discussions, comme les maquilleuses ou les « bookeuses ».
Elle vise également à « visibiliser » et valoriser tout le « travail gratuit » qui est indispensable à l’accomplissement d’un travail artistique : écrire, faire des dossiers, participer à des résidences, entretenir son « outil », prospecter, enseigner, etc…
La sélection des « bénéficiaires » de ce futur statut ne serait pas confiée à un « Comité Théodule » extérieur à nos professions, mais à une « commission » de travailleurs et travailleuses du secteur culturel. Les membres de cette commission seraient tiré.es au sort pour un mandat court en respectant une diversité de disciplines et de professions, de genres, d’âges, pour être la plus représentative du secteur; une sorte de service civique inspiré par les jurys d’assises, par les expériences dans la Grèce Antique (90% des responsabilités publiques étaient tirées au sort!), par les expériences démocratiques islandaises, ou chez nous par les théories popularisées par David Van Reybrouck, ou encore l’Assemblée citoyenne bruxelloise. F(s) insiste sur l’urgence de changer de paradigme.
De façon plus générale, F(s) demande l’individualisation des droits sociaux (notamment parce que les notions de « quotients familiaux » et de « co-habitant·es » défavorisent principalement les femmes) et le refinancement de tout le secteur culturel (sans qui toute réforme du statut des intermittent·es ne sera jamais qu’une cogestion de la misère). Le gouvernement fédéral aurait déjà prévu de mettre 75 millions d’euros sur la table pour financer sa réforme – quelle que soit la formule retenue.
Précisons enfin que Marion Pillé, metteuse en scène et créatrice d’éclairage, également formée à l’INSAS, a également participé, de façon impromptue, à notre « rencontre ZOOM ». F(s) a en effet le souci d’encourager la collégialité et la transparence des prises de paroles.
C’est à ce titre, par exemple, que F(s) a aussi postulé collectivement à la direction du Théâtre National. Même si il y aura sans doute de la marge entre la théorie et la pratique, car la « lutte des places » n’épargne pas nécessairement la sororité, cette vision collective d’une candidature est un vrai électrochoc pour ce que pourrait représenter « la direction collégiale » d’un théâtre.
Je dois enfin toutes mes excuses à Emilienne et Marion. L’enregistreur de mon ordi ne s’est pas mis en marche. J’ai donc dû reconfigurer le contenu de notre entretien d’après mes notes, à l’intérieur de cet article, et non pas, comme nous l’avions initialement prévu, sous la forme d’une interview croisée.
Propos (presque) recueillis par Claude Semal le 4 mai 2021.
(1) Pour l’analyse du « statut » du MR, voir « un statut dans les nuages » dans l’asympto
(2) L’UPACT, Union des Profesionnel·les des Arts et de la Culture, pôle Travailleur·euse, regroupe plus d’une vingtaine de dix-huit fédérations sectorielles.
(3) Voir notamment les propositions du SETCa-Culture sur Facebook.
(4) Association des Travailleurs·euses Professionnel·les du Spectacle.
L’intervention d’Emilienne Tempels à la Chambre, au nom du mouvement F(s).
Bonjour, je m’appelle Emilienne Tempels. Après 8 ans d’études supérieures artistiques et universitaires, doublement diplômée avec distinction, je travaille depuis une dizaine d’années principalement comme comédienne, et j’exerce également des activités artistiques pluridisciplinaire, même si celles-ci ne sont généralement pas rétribuées. Je m’enorgueillis de toucher des allocations de chômage non dégressives à hauteur de 1200€/mois quand je ne touche pas de rémunération ; pour autant que les organismes de paiement s’occupent de mon dossier.
C’est plus que ma mère Antoinette Smars, artiste peintre, femme, qui n’a réussi à réunir les conditions à la non dégressivité qu’à l’âge de 55 ans. Cette année, à partir de mai elle fêtera ses 65 ans. En récompense, elle touchera 540€ de retraite mensuelle, basée sur ses autres jobs antérieurs uniquement, et pas pour le bon millier d’oeuvres magnifiques qu’elle laissera en héritage à l’humanité. Je me suis permise cette introduction personnelle car c’est ma réalité, comme celle de beaucoup d’autres, qui m’a conduite à rejoindre le collectif F(s) et à m’intéresser au mal nommé “statut d’artiste”.
Le collectif F(s) a été créé en 2017 et réunit aujourd’hui plusieurs centaines de femmes travailleuses de la culture, de différentes disciplines artistiques et de différents métiers. Nous luttons contre les inégalités de genre et de diversité dans le secteur culturel.
En effet, la Belgique, à l’instar de bien d’autres pays n’est pas épargné par les grandes inégalités en ce qui concerne l’accès à l’emploi dans le secteur artistique, en défaveur des femmes (1).
Les femmes sortent plus nombreuses des écoles supérieures artistiques, mais leur accès à l’emploi rémunéré est inversement proportionnel. Les femmes sont par conséquent, dans une situation plus précaire que leurs homologues masculins.
Nous avons pu observer que la plupart des instances qui réfléchissent au “statut” sont majoritairement composées d’hommes. La plupart des personnes qui réfléchissent au « statut » ne sont pas des travailleur.euses des arts. Les femmes et leur précarité sont donc de facto hors du radar général, « invisibilisées ».
Fortes de ces constats, nous avons initié un groupe de travail sur le “statut” dans F(s). Nous avons mis en ligne un questionnaire ouvert à tou.tes les travailleur.euses de la culture pour récolter les constats et propositions des concerné.es, afin de scénariser un statut via des pistes innovantes. Notre questionnaire, qui a été dépouillé grâce à l’aide de membres de l’UPACT et de l’ATPS a récolté un franc succès, puisque 554 personnes y ont répondu (2). Ces résultats ont été diffusés publiquement début décembre dernier.
Dans les résultats de ce questionnaire, beaucoup de personnes ont fait part de leurs craintes: ce statut reconnaîtra- t-il enfin le travail non rémunéré?
Une majorité de répondant.es évoquait le salaire à vie, tel que théorisé par le Réseau Salariat et Bernard Friot. Malheureusement, cette proposition étendue à l’ensemble de la population sort du cadre de la réforme qui ne concerne que les travailleur.euses des arts.
Nous avons entendu des projets de réforme (MR, PS). Ces projets se basent sur une logique comptable, qui prennent en compte les revenus ou les jours de travail rémunérés pour l’obtention ou le renouvellement du statut des travailleur.euses des arts. Or il peut arriver que l’artiste ne touche aucune rémunération certaines années. L’art n’est pas une marchandise comme les autres.
Nous voulons que les artistes et technicien.nes qui ne touchent pas de rémunération aient la possibilité d’obtenir le statut malgré tout, si iels satisfont à une série de critères.
Nous voulons que ce soit une commission de travailleur.euses des arts bénéficiaires du statut qui évaluent leurs pairs.
C’est donc une commission composée de façon diamétralement opposée à la commission artiste existante, dans laquelle je siège personnellement, et où je suis de facto la seule artiste!
Je ne partage pas l’optimisme de Jean-Gilles Lowies ou de Hugo Vandendrissche concernant sa composition et son expertise, et je ne suis pas du tout certaine que la commission soit le meilleur organe pour le cadastre car tout le monde ne demande pas le visa ou la carte artiste, et tout les métiers techniques en sont exclus.
Cette commission – que nous voulons – sera composée d’une quinzaine de personnes, de disciplines différentes, de métiers, d’âge, de diversité, de genre différents. Les commissaires seront tirés au sort pour un mandat court de maximum 4 mois, ce qui permettra à chacun.e de continuer sa pratique professionnelle, et assurera une rotation des membres.
Le tirage au sort permet de multiplier les points de vues et rend vaines la corruption et les abus de pouvoir, en plus de l’empowerment que représente la participation active à un outil démocratique.
Les critères pris en considération seront bien sur ceux du travail, comme par exemple : bourse d’écriture, résidence de travail, préparation d’exposition, repérage, création de maquette, écriture de dossier, stage à l’étranger, répétitions qui n’auraient pas été rémunérées etc.
Mais nous prendrons également des critères humains s’ils handicapent l’accès aux contrats rémunérés : par exemple une grossesse pour la comédienne ; une blessure pour le danseur.
En dehors de cette proposition de commission, nous voulons également l’individualisation des droits sociaux dont l’absence discrimine principalement les femmes.
Nous demandons l’inclusion des maquilleuses dans le statut, ainsi que des métiers d’accompagnement (chargée de production, de diffusion, booker, manager…).
Nous travaillons également à d’autres propositions, c’est pourquoi nous souhaitons être invitées aux négociations ultérieures.
Nous voulons également un large refinancement de la culture. Il n’est pas question qu’une protection sociale se substitue à des revenus, comme c’est trop souvent le cas actuellement.
Le travail non rémunéré doit faire l’objet de reconnaissance concrète. Si le mal nommé statut actuel a un point positif, c’est sa facilité de renouvellement. Il permet que l’artiste puisse se plonger dans la recherche, et proposer des oeuvres originales qui sortent des sentiers battus. Imaginez le triste nivellement par le bas si nous devions faire la course au cachet. Si les artistes belges sont reconnus à l’étranger, c’est parce qu’ils et elles éclatent les codes. Pourrions-nous rêver que les artistes belges soient également reconnus en Belgique, en haussant radicalement les quotas de leur diffusion à travers les médias du royaume, jusqu’à hauteur de 50% comme c’est le cas dans les pays voisins ? (3)
Aujourd’hui, à travers la réforme de son statut d’artiste, la Belgique a rendez-vous avec l’Histoire.
Cette réforme doit s’inscrire dans la conscience globale des crises actuelles.
Le capitalisme thermo-industriel qui bat son plein aujourd’hui est une machine de destruction massive du vivant. S’il perdure, il sera fatal pour tous les êtres de cette planète. Le système en place jusque maintenant n’est tout simplement pas viable à moyen et à long terme. Pour notre survie, nous devons revoir notre rapport au travail, mettre fin à la course à la rentabilité, à la croissance du PIB à tout prix ; se baser sur d’autres indicateurs, tels que l’Indice de Développement Humain par exemple… Il faut diminuer le temps de travail, et remettre l’humain, le vivant au centre. L’alimentation, la santé, l’éducation, et la culture sont essentielles.
Comme le disait la ministre de la Santé luxembourgeoise Paulette Lenert à propos de la réouverture des théâtres et des cinémas au Grand Duché du 11 janvier dernier : « Pour être en bonne santé, il faut aussi une bonne santé mentale.”
Pour celles et ceux pour qui les indicateurs actuels sont encore une référence, nous savons que la culture génère 5% du PIB (4). Nous nous interrogeons dès lors sur les critiques de ce secteur perçu comme inutile par certains, qui nous voient parfois comme un ramassis de mendiant.es. Nous parlons actuellement de 5160 personnes qui bénéficient de la non dégressivité du chômage, qui touchent une moyenne de 930€ par mois lorsqu’iels travaillent sans rémunération (5), une somme sous le seuil de pauvreté.
Comment peut-on prétendre décemment que ce secteur ruine les caisses de la Belgique ?
Il serait temps de s’occuper des dépenses inutiles comme les F35 ou les évasions fiscales… Tant que la société privilégiera les avions aux théâtres, notre monde sera voué à disparaître…
Ainsi dans F(s), nous avons imaginé des outils qui soient le plus inclusifs possible et qui permettent aux artistes et technicien.nes d’envisager leur travail et leur réalités personnelles de façon sereine, pour le plus grand bénéfice de tou.te.s. Nous ne voulons plus fermer les yeux sur des modes de fonctionnement obsolètes, ni décliner à l’infini des façons de faire qui nous détruisent. C’est une réalité, les femmes sont parmi les plus précaires. En durcissant le renouvellement, ce sont elles qui disparaîtront les premières.
Je suis Emilienne Tempels, et si les quelques propositions comptables qui ont été médiatisées dernièrement venaient à passer, je ne pourrais pas renouveler mon statut l’an prochain. Je suis Emilienne, mais aujourd’hui je suis aussi F(s), je suis photographe, documentariste, metteuse en scène, régisseuse, peintre, dessinatrice de BD, autrice, sculptrice, assistante, performeuse, conférencière, étudiante, chargée de communication, de diffusion, de production, maquilleuse, médiatrice culturelle, éclairagiste, professeure, graphiste, chorégraphe, cinéaste, danseuse, musicienne, réalisatrice, dj, dramaturge, scénariste, comédienne… et je crains pour ma survie.
Contact F(s) : f-s@riseup.net
(1) Voir l’Etude « La deuxième scène Acte 3 » réalisée en CFWB https://acte3-4.deuxiemescene.be/
et https://acte3-4.deuxiemescene.be/wp-content/uploads/2020/10/Note-de-synthe%CC%80se-Pre%CC%81sence-des-
femmes-Arts-de-la-sce%CC%80ne-Avril-2020-1.pdf
(2) https://www.facebook.com/groups/conseildead/permalink/3626606907398845
(3) https://medor.coop/magazines/medor-n21-hiver-2020-2021/loreille-cassee/
(4) https://www.lecho.be/culture/general/que-pese-vraiment-la-culture-dans-l-economie/10252410.html
(5) v. Rapport CSC : « Du régime d’exception au chômage à de l’emploi culturel ! » du 14/10/2020
Les résultats complets de l’enquête de F(s).
Une véritable salle d’affinage, remplie de jolis camemberts.
https://f-s.collectifs.net/wp-content/uploads/2021/02/Questionnaire-statut-2020__compressed1.pdf
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