COVID-19 / Un virus dans les “stats” belges
Depuis le début de la pandémie du coronavirus, le nombre de morts et de malades est devenu un enjeu politique pour tous les gouvernements. En Belgique, c’est un Institut Scientifique Fédéral, Sciensano, qui collecte ces données et établit les statistiques. 3000 zombies s’y promènent, qui sortent de l’hôpital sans jamais y être entrés.
Ce lundi 4 mai, après sept semaines d’enfermement et plus de sept mille sept cents morts, la Belgique vient d’entrouvrir la porte de son printanier confinement. Le gouvernement belge sait qu’il risque ainsi de relancer l’épidémie de coronavirus. Mais il estime qu’il n’a pas le choix. Car le patronat belge trépigne, et les commerçants s’impatientent. Le gouvernement pilotera donc le déconfinement annoncé, le regard fixé sur les courbes statistiques, un pied sur l’accélérateur, pour « relancer l’économie », un autre sur le frein, pour « maîtriser la pandémie ». Et en navigant en plein brouillard. Dans un tel contexte, un pilote d’avion a besoin d’un radar, d’un altimètre, et de données fiables pour ne pas se crasher au sol. Il a besoin de chiffres.
Sciensano, « toute une vie en bonne santé ».
En Belgique, c’est l’Institut Scientifique Fédéral Sciensano qui les collecte. C’est lui qui établit les statistiques épidémiologiques. L’Institut dépend politiquement du Ministère Fédéral de la Santé (Maggy De Block) et, plus curieusement, du Ministère de l’Agriculture (car il a aussi un département vétérinaire). 700 personnes y travaillent. Sa devise, qui semble traduite par Google Translate d’un slogan soviétique des années ’50, est « Toute une vie en bonne santé ! ». Joli programme. Sauf peut-être pendant les épidémies.
Depuis le 14 mars 2020, Sciensano publie un bulletin épidémiologique quotidien dont les chiffres ont été largement repris et commentés par tous les médias belges. Tous ces documents restent accessibles (covid-19.sciensano.be/fr).
Le premier souci des autorités belges a d’abord été d’éviter la saturation des services hospitaliers et l’afflux de malades en insuffisance respiratoire. Souvenez-vous : à l’Hôpital Erasme, à Bruxelles, on avait même bricolé, en urgence, des respirateurs avec les masques et les tubas de Décathlon ! (RTBF, 20/3/2020) Sciensano s’est donc prioritairement concentré sur quatre données statistiques : « les admissions COVID-19 à l’hôpital », les « lits occupés », les « décès » et les « sorties d’hôpital ». Logiquement, ces « entrées » devraient toujours correspondre à la somme des trois autres catégories.
Il s’agit là de « stats » élémentaires, celles que mon fils de 12 ans a apprises cette année à l’école. On définit une « population », à l’intérieur de laquelle on établit des « catégories », dont la somme doit toujours faire 100%. Par exemple, cinq entrées « COVID-19 » peuvent correspondre à « trois lits occupés », un décès et une guérison. Ou à « deux lits occupés », « un décès » et « deux guérisons ». Cinq égale cinq. Ni quatre, ni six. Et encore moins sept. Or dès le premier bulletin hebdomadaire, qui compile et complète les données statistiques de la semaine, les chiffres de Sciensano semblent avoir été curieusement incohérents.
Ainsi, le 26 mars, Sciensano relève « 2844 admissions à l’hôpital », et, en regard, « 2652 lits occupés » (1), « 220 décès » (2) et « 675 sorties ». Soit 703 personnes de plus que les 2844 « entrées COVID » annoncées. De quel nuage ou de quel plafond sont-elles tombées ? Et comment pourraient-elles « sortir » d’un service où elles ne sont statistiquement jamais « entrées » ?
Ce n’est pas une question théorique, ni un petit jeu pour fans de Sudoku. Car si le gouvernement pilote notre déconfinement en se basant sur de faux chiffres, c’est notre santé à tous qui sera mise en danger. Une erreur à l’allumage ? On pourrait le penser. Après tout, ce protocole chiffré a été conçu dans l’urgence et la précipitation. Mais loin de se corriger, ces incohérences statistiques se sont amplifiées au fil des semaines.
Ma première hypothèse : des « sorties d’hôpital »… les pieds devant.
Le 10 avril, Sciensano signale ainsi dans son bulletin un total de « 10356 admis à l’hôpital », pour « 5610 lits occupés », « 5568 sorties hôpital » et « 3019 décès ». A nouveau, un énorme décalage entre les « entrées COVID » et les trois autres postes mentionnés. On est pourtant « malade », « mort » ou « guéri ». On n’est pas « un peu malade », « à demi mort » ou « à moitié sorti ». Or le total entre les « lits occupés » et les « sorties d’hôpital » est déjà de 11278. Soit un chiffre supérieur aux 10356 entrées annoncées. Et il faut encore y ajouter les décès…
Une seule explication me saute alors aux yeux : les « sorties hôpital » doivent inclure les morts. Oui, tous ceux qui « sortent de l’hôpital », à la verticale comme à l’horizontale ! Car pour un hôpital, une guérison ou un décès, c’est « un lit qui se libère ». Il y aurait là, au moins, une certaine logique comptable. En suivant cette hypothèse, les chiffres tombent (presque) « justes ». On y retrouve en outre la classification de grands sites épidémiologiques, comme Worldometers, qui distingue « active cases » (les « cas actifs ») et « closed cases » (les « cas clôturés », qui regroupent donc « guérisons » et « décès »).
Sur les réseaux sociaux, je publie un premier « post » à ce sujet le 12 avril. Un second, plus étoffé, le 22 avril (« Statistiques de merde »). Mais je n’ai toujours pas de « preuve ». Je téléphone aux copains, je fais quelques recherches, et je finis par me procurer les formulaires électroniques « COVID-19 », que tous les hôpitaux belges doivent remplir depuis le 15 mars 2020 (voir les documents joints).
Ils comprennent deux uniques volets, un volet « admission » et un volet « sortie », qui semblent effectivement correspondre aux « entrées » et « sorties » des statistiques officielles. A la fin du volet de « sortie », l’hôpital doit simplement cocher : « rétabli », « décédé », « inconnu » ou « transfert », pour préciser le sort du malade. Bingo ! Je crois enfin tenir la preuve qui vient confirmer mon hypothèse. Seule objection, mais elle est de taille. Sciensano nie farouchement que ce soit le cas.
Dans son communiqué du 26 avril, par exemple, l’Institut présente encore très clairement ces 10785 « sorties d’hôpital » comme autant de « guérisons » (voir le second document joint). D’où sortent alors les 3160 fantômes du COVID-19 qui, à la date du 2 mai, errent toujours dans les couloirs des statistiques sans jamais y être officiellement entrés ? Interrogé en conférence de presse, non sur ce total, mais sur le boiteux bilan chiffré du jour, le porte-parole de Sciensano évoque des « transferts internes » entre services. Bon. Puisque ma première hypothèse semble provisoirement déboucher sur une impasse, suivons donc cette piste-là.
Seconde hypothèse : les hôpitaux, foyers d’infection du COVID-19
Et cette seconde hypothèse, si elle est se confirme, m’inquiète encore d’avantage que la précédente. Car si 3160 personnes ont bien pu attraper le COVID-19 à l’hôpital, c’est une catastrophe sanitaire, dont personne encore n’a vraiment parlé. Elle signalerait en outre que les précautions prises dans les hôpitaux pour protéger le personnel et les autres malades n’ont malheureusement pas suffi à contenir le virus (3).
Depuis le début de l’épidémie, les hôpitaux belges sont en effet organisés en deux zones distinctes : le circuit « COVID-19 », destiné aux malades du coronavirus, et le circuit « normal », qui traite toutes les autres maladies. En principe, le personnel soignant ne passe pas d’une zone à l’autre. Les malades non plus… sauf évidemment s’ils développent la maladie dans la zone « normale ». Auquel cas, ils sont transférés dans la zone « COVID ».
Un tel phénomène peut avoir deux origines. Soit, les malades étaient déjà porteurs du virus (malades asymptomatiques ou en période d’incubation) et ils ont déclaré la maladie alors qu’ils étaient hospitalisés pour un autre motif. Soit, ils ont été hospitalisés en étant « sains », et ils ont contracté le COVID-19 à l’intérieur même de l’hôpital. Dans ce second cas, c’est ce qu’on appelle une « transmission nosocomiale ».
On en retrouve la trace dans les bulletins hebdomadaires de Sciensano. Parmi les causes possibles de la maladie, le bulletin du 9 avril signale en effet « 10% de suspicion d’infection nosocomiale », et celui du 30 avril, « 14% ». C’est beaucoup, 14%. Pour 15.000 « entrées », cela fait 2100 malades. Avec une courbe à la hausse.
Or, si le volet « admission » de Sciensano mentionne bien, dans les causes possibles de l’hospitalisation, un « transfert d’hôpital », il n’évoque nulle part un « transfert entre services ». Si ces « transferts internes » ne sont pas repassés par le portail « admissions COVID-19 », nous tenons donc peut-être là nos fameux « fantômes » statistiques. Ce qui ressemble à un « bug » majeur dans la conception de ce programme informatique. Il est incompréhensible qu’il n’ait pas, en sept semaines, été relevé, dénoncé et corrigé, par tous ceux qui avaient l’autorité pour pouvoir le faire. Cette omission peut ainsi, à elle-seule, expliquer les bizarreries statistiques ci-dessus évoquées (4).
Ma troisième hypothèse : un « bug » du système « à la belge »
Certains diront peut-être, avec fatalisme, « c’est la Belgique »… Et certes, dans un pays où la gestion des « masques sanitaires » a pu être confiées en six semaines à trois ministres différents, avant d’être finalement administrée par l’armée, tout est toujours possible. Surtout le pire.
Ma troisième hypothèse n’en est donc pas vraiment une. C’est la molle synthèse entre les deux précédentes. Plus un soupçon de connerie bureaucratique. Plus un doigt d’aveuglement politique. Plus une larme de fatigue quotidienne.
C’est ce système absurde qui additionne les pires tares du libéralisme aux pires tares de la bureaucratie étatique. Ce sont ces entreprises belges qui vendent des millions de masques à l’étranger, quand des travailleuses pauvres ont été travailler ce lundi matin sans protection. Ce sont 172 milliards d’euros envolés de la Belgique vers les paradis fiscaux, quand on fait appel à Viva For Life et à la charité publique pour financer les hôpitaux. C’est Publifin à tous les étages, avec ceux qui s’empiffrent et ceux qui souffrent.
Mais ce sont aussi des solidarités magnifiques, des héroïsmes quotidiens, des professions entières sur le pont. Des associations qui se décarcassent, des citoyens qui s’organisent, des consciences qui s’ouvrent. Il n’est jamais trop tard pour réagir. Mais il est temps. Il est grand temps. Prenez soin de vous (5).
Claude Semal / le 5 mai 2020 (Bruxelles)
(1) On pourrait en soustraire les 252 lits occupés par des malades COVID avant le 15/3 (début de l’étude statistique). Mais cela ne fait pas encore le compte.
(2) A cette date, ce chiffre inclut aussi les décès en Maisons de Repos (70 ?). Même remarque qu’au point précédent. Depuis le 15/4, Sciensano distingue les décès « hôpital » et les décès « maisons de repos ».
(3) Selon le Dr Marc Moens (“Le Spécialiste.be”, 25 mars 2020), 12% du personnel serait infecté en France et 14% en Italie (avec une pointe de 20% en Lombardie).
(4) Cette morbide comptabilité journalière et ces batailles de chiffres indisposent certain.e.s de mes ami.e.s. Je souffre parfois autant qu’eux de ce sinistre boulier compteur. Mais je constate aussi que le gouvernement et les experts nous balancent ces chiffres à la figure comme autant d’arguments d’autorité, pour nous imposer des mesures qui pèsent et pèseront lourdement sur nos vies et nos métiers. Derrière les chiffres et les discours, il y a toujours une politique (comme les fameux masques, qui étaient inutiles lorsqu’ils étaient manquants, et qui deviendront obligatoires quand ils pourront nous les vendre). Il importe donc d’apprendre à comprendre et maîtriser ces données, parce que ce sera pour nous le seul moyen de garder un peu de contrôle sur nos conditions d’existence.
(5) Merci à David, Patrick, Jean-Claude, Luke, Pierre, Nicolas et Laurence, pour leurs contributions directes ou indirectes à cette enquête. Ils se reconnaitront. Les éventuelles imprécisions et emphases de ce texte ne sont toutefois imputables qu’à moi-même ;-).
(6) Lire aussi, tous les jours sur Facebook, les analyses des statistiques belges du COVID par Jean-Claude Englebert-Cahen.
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