27 septembre 2024
L’ÉNIGME RUFFIN par Claude Semal
Je comprends de moins en moins ce que fait François Ruffin.
Ce n’est certes pas le premier homme politique à changer d’idées, de parti et de stratégie d’alliance – ou à penser une chose et à dire son contraire.
Tout le monde a encore en tête François Hollande proclamant en meeting électoral : « Mon ennemi, c’est la finance ! », avant de nommer le banquier Emanuel Macron au Ministère de l’Économie. Il fut certes élu président, mais termina politiquement son quinquennat en lambeaux, et le Parti Socialiste avec lui. Et c’est finalement … Emmanuel Macron qui lui succéda. Avec son « prooojjjjeeeeet » !
Je pense aussi au « socialiste » Éric Besson, qui abandonna Ségolène Royal le soir du premier tour des présidentielles de 2007, pour rallier aussitôt l’équipe de campagne de Nicolas Sarkozy, et devenir un peu plus tard … « Ministre de l’Identité Nationale » (sic) dans le premier gouvernement Fillon.
Ou le chansonnier “libertaire” Philippe Val, après son OPA sur “Charlie-Hebdo”, devenant… directeur de France-Inter, puis éditocrate réac sur les chaînes mainstream.
Ce genre de trajectoire est évidemment difficile à prévoir ou même à imaginer.
Car le « retourneur de veste » professionnel, celui qui change de monture au milieu du gué, espère toujours au moins en retirer un certain avantage personnel (poste, mandat ou ministère). Tous en prétendant que ce sont les autres qui ont changé, et pas lui.
C’est dans cette catégorie-là que je rangeais la spectaculaire rupture entre François Ruffin et La France Insoumise, entre les deux tours des législatives de juin 2024, – où il avait au passage traité en direct sur TF1 Mélenchon de « boulet, boulet, boulet » (voir mon article « Bye-bye Ruffin ») (1).
Cela manquait, je trouve, furieusement de cohérence et d’élégance, mais j’y avais vu un de ces moments de « politique panique » où, alarmé sans doute par de « mauvais sondages » face au Rassemblement National, le candidat Ruffin avait brusquement changé de stratégie en espérant capitaliser sur son nom les électeurs de la droite modérée … pour au moins « sauver son siège ». Laissons-lui cela : tactiquement, le député Ruffin a gagné son pari.
Mais à quel prix ? Et surtout, avec quelles perspectives politiques après cette rupture avec LFI ?
Comme « électron libre » entre LFI et le reste de la gauche, un pied dehors un pied dedans, ce qui était « en gros » sa marque de fabrique depuis 2017, Ruffin pouvait prétendre à une certaine « centralité » à gauche. Espérer même enfiler le costume du « rassembleur », pour éventuellement incarner la « gauche de rupture » à la prochaine élection présidentielle.
Au lieu de quoi, il se retrouve désormais au milieu de nulle part, sur une ligne « prolo-blanc-beauf-BBQ », pas très éloignée de celle que Fabien Roussel (PCF) avait tenté d’incarner à l’élection présidentielle de 2022.
Or, à cette dernière, Fabien Roussel avait terminé à 2,3 %, avec pourtant tout l’appareil militant du Parti Communiste derrière lui, et Jean-Luc Mélenchon à 21,95 %.
Roussel, député sortant, vient en outre d’être battu en juin 2024 sur ses propres terres, par un candidat du Rassemblement National. Pas vraiment un exemple de « vista ».
Et Ruffin, de son côté, n’a aujourd’hui derrière lui que la petite structure militante et locale de « Picardie Debout ! » – et une assez bonne image dans “l’opinion”. Est-ce suffisant pour prétendre partir à l’assaut de la France ?
Depuis, pour exister politiquement face à la France Insoumise, avec qui il partage tout de même 95% du programme, François Ruffin a choisi de « surjouer » cette rupture en parlant désormais de « divergence stratégique et morale » (ouh ! là…) avec LFI, et en s’attaquant frontalement et régulièrement à ses anciens camarades (qui dès lors le lui rendent bien).
Dans un petit livre qui vient de sortir (« Ma France en entier, pas à moitié ») Ruffin accuse en effet la France Insoumise d’avoir mené des campagnes électorales « au faciès » (l’expression, particulièrement forte, est de lui) en ne distribuant pas les mêmes tracts aux « blancs » et aux « arabes ». Il l’accuse aussi « d’abandonner » la classe ouvrière des zones rurales pour ne plus s’intéresser « qu’à la jeunesse et aux quartiers » (sous-texte : « aux noirs et aux arabes » des métropoles), alors que lui, Ruffin, prétend réconcilier la France « des bourgs et des tours ». Évidemment, en plein « Mélenchon bashing » perpétuel, le voilà désormais invité en mode « open bar », pour casser du bois sur le dos de LFI, dans tous les médias réacs et « mainstream ».
Même le très à droite Hanouna lui clame aujourd’hui son amour : « François Ruffin, les Français l’aiment ». Ben voyons.
Premier problème : les soi-disant « campagnes électorales au faciès » de LFI, c’est du flan. Ou plutôt : c’est une auto-critique de Ruffin lui-même, pour laquelle il avoue « sa honte », puisque a bien distribué dans sa circonscription, en 2022 comme en 2024, des tracts différents « dans les tours » (avec la tête de Mélenchon) et « dans les bourgs » (sans la tête de Mélenchon) (1).
Mais ce qui devrait tout autant lui faire honte, c’est d’avoir ensuite affirmé à Apolline de Malherbe sur RMC que c’était là une pratique commune « à tous les députés LFI » ! Ce qui est un mensonge éhonté. Voici pourtant comment la presse écrite résume aujourd’hui la chose : « LFI mène des campagnes au faciès ».
Et voilà comment François Ruffin est repeint en « lanceur d’alerte » pour avoir « dénoncé » une pratique politique douteuse qu’il est, à ma connaissance, le seul à avoir commise ! De la pure propagande médiatique et diffamatoire.
Second problème. La « critique » de Ruffin n’est qu’une « déclinaison » soft du discours raciste du Rassemblement National, repris par les éditocrates de plateau, qui accusent la France Insoumise « de ne pas s’intéresser aux ouvriers et aux vrais Français », et de ne se préoccuper que de la « racaille des banlieues », en pratiquant une sorte de « clientélisme » électoral auprès des noirs et des musulmans (le fameux « islamo-gauchisme »). Encore une fois, ce discours est faux et aberrant. Absolument toutes les revendications mises en avant par La France Insoumise, des salaires aux allocations, de l’enseignement aux soins de santé, du logement aux services publics, s’adressent à toutes les classes populaires. Elles ne « divisent » pas : elles “unifient”.
Ce qui est vrai, par contre, c’est que la stratégie électorale de LFI vise à mobiliser prioritairement les abstentionnistes. Ceux qui, découragés ou dégoûtés, se sont détournés de la politique. Or les enquêtes montrent que ce « réservoir de voix », en fait très important, se trouve prioritairement dans « la jeunesse » et dans « les quartiers populaires » – qui sont donc devenus la cible principale des campagnes de La France Insoumise. Avec un certain succès, puisqu’une vingtaine de député·es insoumis·es ont été élu·es dès le premier tour en juin 2024, avec des scores dépassant parfois les 60 % !
On trouve souvent dans ces quartiers populaires des populations « créolisées », pour reprendre l’expression de Mélenchon, où des « blancs » côtoient des familles venues d’Europe, d’Asie ou d’Afrique. On y trouve évidemment aussi, venant de toutes les origines, ces “éboueurs, ouvriers de l’automobile, agents de sécurité, travailleurs de plate-forme, gardiennes d’enfants… » – tous ces métiers dont parle Ruffin, et à qui il estime nécessaire et prioritaire de s’adresser. Mais qui, à LFI, dit le contraire ? Et qui, sinon la France insoumise, a fait élire comme député·e une femme de chambre, un taximan, une infirmière, une agricultrice – et tant d’autres professions populaires ?
Troisième problème. Ce qui est vrai, et c’est peut-être là un vrai point de divergence avec Ruffin, c’est que La France Insoumise estime aujourd’hui que le racisme est un poison structurel qui ronge toute la société française, et qu’il doit donc être combattu en tant que tel. Puisque c’est, notamment, le terreau idéologique sur lequel croit le Rassemblement National – même dans mes campagnes périgourdines où il n’y a pas “un arabe” à vingt kilomètres à la ronde, mais où la TV, CNews et Bollorré font entrer un certain racisme “d’atmosphère” dans toutes les salles à manger.
Or ce racisme systémique prend souvent le visage de « l’islamophobie » (le rejet des musulmans), et il est souvent lié au passé colonial de la France (un million de Français vivaient en Algérie au moment de l’indépendance).
Cet enjeu de l’anti-racisme ne semble pas vraiment prioritaire pour Ruffin. Le jour de « la manif contre l’islamophobie », par exemple, il « avait foot » (littéralement). Ruffin a plutôt tendance à glisser le problème du racisme sous le tapis, en espérant qu’il se résoudra de lui-même quand les problèmes « économiques » et salariaux seront eux aussi résolus.
Or la xénophobie, sous son faux nom de « priorité aux français », est vraiment au cœur du programme du Rassemblement National. D’une certaine façon, ce n’est même qu’une longue déclinaison de ce postulat initial.
Pour résoudre la question du logement, par exemple, le programme présidentiel de Marine Le Pen annonçe tranquillement vouloir déloger 620.000 familles « étrangères » et 90.000 étudiants “étrangers” pour « faire de la place aux Français » (2). Vous imaginez “le climat” dans les villes ? La république française deviendrait véritable régime d’apartheid.
Comment construire l’unité du peuple, et l’unité d’action des classes populaires, si on ne s’attaque donc pas frontalement à cette question du racisme ? Pour la France Insoumise, c’est aujourd’hui devenu un enjeu stratégique.
A noter que plusieurs cadres de la France Insoumise, qui étaient au départ plutôt « laïcards », voire « anti-religieux », ont sensiblement évolués au terme d’années de débats souvent nourris par des militants « dé-coloniaux ». Un consensus est lentement né de ces discussions, et Jean-Luc Mélenchon lui-même a sensiblement évolué sur la question.
Construire aujourd’hui l’alliance « des beaufs et des barbares », « faire le pari du nous », pour reprendre le titre un peu « provoc » du livre d’Houria Bouteldja, est sans doute devenu une des conditions nécessaires pour construire l’unité populaire – et donc bâtir une majorité progressiste pérenne en France.
Pour ceux que ces questions intéressent, je vous invite à regarder les trois vidéos ci-dessous.
Cass Andre est un jeune youtubeur proche de la France Insoumise. Ses analyses sont très bien documentées, affutées à un humour plutôt tranchant, avec un léger petit fumet queer. Il fait ici, avec beaucoup de finesse, d’analyse l’évolution des relations LFI / Ruffin.
Idem pour Dany et Raz. Ce duo commente souvent des interviews politiques extraites des médias « mainstream » (sur Twitch et Youtube). Ici, l’interview de Ruffin par Apolline de Malherbe sur RMC. Moi qui ne regarde pratiquement plus jamais la télé “en direct”, je découvre ainsi, à la fois, l’interview « originale » et ses commentaires.
« Paroles D’Honneur » est enfin un média décolonial (toujours sur Twitch et Youtube) animé par un collectif de Français issu, à la deuxième ou à la troisième génération, de familles d’immigrés.
Il faut s’habituer au ton « free style » (on n’est pas sur France Inter, et heureusement !) mais pour qui s’intéresse à la politique et à la gauche française, ces trois émissions sont vraiment très intéressantes. Et il y en a évidemment plein d’autres.
Claude Semal, le 23 septembre 2024
(1) BYE-BYE RUFFIN par Claude Semal
(2) À propos du programme de Marine Le Pen : L’ÉBORGNEUR ET LA FILLE DU BORGNE
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