17 avril 2024
« TINTIN » VENDU PAR LOT DE TROIS par Bernard Hennebert
Dans tous les commerces, quand plusieurs éléments distincts sont vendus ensemble, il serait normal que le consommateur puisse également les acheter séparément – fut-ce à un prix légèrement supérieur. Ne pas le permettre constitue en effet une forme de « vente forcée », en principe prohibée dans les étalages de nos hyper marchés. Et même dans les autres commerces à taille plus humaine.
Dans le domaine culturel, cette contestable stratégie commerciale existe également.
Par exemple pour la mise sur le marché d’une nouvelle version de l’album colorisé « Tintin au Congo », que l’amateur ne peut se procurer qu’en achetant deux autres albums de Tintin… même s’il les possède déjà par ailleurs !
Cette façon de faire n’est hélas ! pas nouvelle. Elle semble encore avoir de beaux jours devant elle, comme le montrent d’autres exemples pris dans diverses disciplines artistiques : des expos de David Hockney, la nouvelle « Maison Gainsbourg », la commercialisation de l’œuvre d’un Brel ou d’un Ferré.
DANS L’ÉDITION
La « Ligue des usagers Culturels » (L.U.C.) a découvert un cas de « vente forcée » dans le secteur de l’édition et adresse la lettre suivante, le 27 février 2024 (suivie d’un rappel, le 28 mars 2024) à la société « Moulinsart » :
« Le 1er novembre 2023, paraît un coffret de trois volumes intitulé « les Colorisés ». Sous emballage scellé, on y trouve trois livres: « Tintin en Amérique», « Tintin au pays des Soviets » et « Tintin au Congo ». Puis-je savoir si chacun de ces trois albums est vendu séparément, et dans cette version précise?
Pour le « Tintin au Congo », il s’agit bien de la version avec une préface qui a été confiée à Philippe Goddin, expert de BD et Président de l’association « Les Amis de Hergé ». Je pense que ce n’est pas le cas.
Si chacun de ces trois albums ne peut actuellement se vendre séparément, cette option est-elle programmée ultérieurement? Une date précise de publication est-elle prévue? Laquelle? ».
« Moulinsart » oriente cette plainte vers les responsables de l’édition des albums de Tintin chez Casterman. Au nom de cet éditeur, Benoît Mouchart répond le 28 mars 2024 : « Au moment où nous échangeons, la vente de ces trois albums dans leur version colorisée n’est pas prévue hors coffret. En dehors de votre courriel, nous n’avons pas reçu à ce jour de demandes de libraires ou de lecteurs pour une telle offre éditoriale ».
Pour les usagers culturels, il est bien entendu impossible de découvrir si Monsieur Mouchart dit vrai en ce qui concerne les demandes des libraires qui lui parviennent.
Par contre, notre interlocuteur ferait bien d’être plus attentif aux réactions lorsque les éditions qu’il représente proposent au public de s’exprimer sur le site officiel de Tintin.
On peut y découvrir, par exemple, à l’information « Coffret Tintin Les Colorisés » postée le 31 octobre 2023, cette réaction d’un lecteur québécois qui s’insurge le 23 novembre 2023 (à 02H33) : « Je n’ai jamais vu passer Tintin au Congo colorisé et je ne le vois pas en vente (…). S’il vous plaît, rééditez la version colorisée de Tintin au Congo en version seule. Non dans un coffret que je n’achèterai pas, possédant déjà Soviets, Amérique et Cigares. Vous savez qu’en tant que tintinophiles, nous achèterons tout de même les albums, ce qui est d’autant plus très malhonnête ».
Donc, au moment où me parvient cette réponse, cela fait près de cinq mois que les éditions Casterman contraignent le public qui souhaite acquérir uniquement le « Tintin au Congo colorisé », à acheter en même temps deux autres albums (qui, eux, peuvent s’acquérir séparément).
Il ne faut pas oublier que, dans cet album « Tintin au Congo colorisé », figure la préface de Philippe Goddin, qui se positionne par rapport au colonialisme. La publication de ce texte est une élément non négligeable dans la vie des Éditions Casterman. Et pourtant, inédite et donc pas disponible ailleurs, on ne la trouve donc qu’ici, entre deux autres albums des « Aventures de Tintin» qu’il faut nécessairement se procurer « en plus » pour pouvoir la lire.
Notre correspondant évite de répondre clairement aux deux questions finales de la plainte : allez-vous mettre fin à l’effet négatif de cette « vente en lot » et quand, précisément. Respect des libraires : va savoir… Respect du public : non.
La culture n’est plus, dans certains cas, qu’une affaire industrielle. Mais, bien sûr, cela met mal à l’aise les protagonistes de sa commercialisation, du moins lorsqu’ils s’expriment publiquement. On le voit ici : pour tenter d’expliquer, ou de justifier, sa politique éditoriale, chercher recours auprès de la volonté des libraires, mais aussi des lecteurs. Et bardaf, l’info concernant ces derniers n’est pas exacte.
À la découverte de cette réaction de la L.U.C., le représentant des éditions Casterman lui répond succinctement le 4 avril 2024: « Je n’avais pas connaissance de cette réaction sur le site. Merci de me l’avoir transmise ».
Il faut rappeler qu’il ne s’agit nullement de demander d’imprimer un nouveau livre, mais de simplement diffuser quelques exemplaires supplémentaires pour respecter le droit du public à l’acheter séparément. Vendre ainsi des exemplaires en plus serait plutôt un choix économiquement gagnant, non?
On ne peut qu’émettre des hypothèses sur l’obstination des éditions Casterman. Avec « Tintin au Congo » (créé en noir et blanc en1933), on est depuis longtemps sur une affaire délicate où il est souvent question de colonialisme, de racisme et de violence. Par exemple, en Angleterre et aux États-Unis, depuis 2007, dans certaines librairies (la chaîne Borders), l’album a été déplacé au rayon « adultes » (1).
Casterman et Moulinsart pourraient peut-être chercher à ne pas trop attirer l’attention sur cet album, tout en ayant tenté de répondre (par la préface de Philippe Goddin) aux actions et aux attaques de différentes associations antiracistes.
Le fait d’avoir couplé cet album avec deux autres est peut-être ainsi une manière de rendre sa création plus discrète.
La préface souhaitée par certains existe, mais n’en faisons pas un fromage. Moins on la lira, mieux cela vaudra, car tout le monde ne sera peut-être pas d’accord avec son contenu…
À ce sujet, l’Agence France Presse (relayée par La Dernière Heure) titre ainsi sa dépêche du 10 décembre 2023 : « Tintin au Congo » enfin muni d’une préface sur son contexte colonial.
Elle indique que « L’éditeur a très peu communiqué sur cette parution, malgré son importance ». L’Agence interroge notamment Pascal Blanchard, historien spécialiste de l’imaginaire et de la propagande colonialistes. Celui-ci n’avait jamais entendu parler de cette préface avant que l’AFP ne la lui montre: « Je trouve étonnant que la couverture ne mentionne pas cet avant-propos (…) Cette préface est très contestable. Elle nous dit que Hergé serait une simple éponge de son époque. C’est léger, c’est faux » (2).
DES EXPOSITIONS
Bien d’autres disciplines culturelles sont particulièrement inventives lorsqu’il s’agit de recourir, généralement fort discrètement, à des « ventes forcées ».
Du 7 octobre 2021 au 23 janvier 2022, BOZAR, à Bruxelles, propose deux expositions consacrées à l’œuvre de David Hockney : la première présente l’essentiel de sa carrière (1954-2017) et l’autre dévoile des tableaux que l’artiste a réalisé sur son iPad lors du premier confinement de la pandémie du COVID.
C’est en fait une vente couplée, puisqu’un seul ticket est prévu pour les deux expositions au prix plein de 20 euros!
Or il est rare qu’une institution mette ainsi en évidence cet aspect « double exposition » pour présenter les œuvres d’un seul artiste.
BOZAR aurait-il agi ainsi, pour cette rétrospective David Hockney, afin de tenter d’atténuer la prise de conscience par le public de l’augmentation de sa tarification ? Du style : « Vous savez, pour ce prix, vous avez droit à deux expositions ». Car il y a bien eu une augmentation de la tarification : pour la rétrospective Keith Haring dans la même institution, du 6 décembre 2019 au 19 avril 2020, le prix plein était de 18 euros, ce qui était déjà un prix élevé pour une exposition temporaire à Bruxelles.
En septembre 2023 s’inaugure à Paris, rue de Verneuil, la « Maison Gainsbourg ».
On peut visiter une partie de la demeure où le chanteur vivait, ainsi que la maison en face qui est transformée en musée, avec sun fond permanent et son lot d’expositions temporaires, une librairie-boutique et un bar. Le billet couplé coûte 25 euros.
Beaucoup espèrent surtout arpenter le lieu assez petit où vivait l’artiste et ses proches, à tel point que lors de l’ouverture, l’entièreté des créneaux horaires étaient déjà réservés pour l’option « Maison & Musée » jusqu’à la fin de l’année 2023. Et il fallait impérativement acheter les tickets via le site internet. Aucun ne se vend sur place.
Pour découvrir la suite des possibilités de réservations, il est conseillé de s’abonner à la newsletter. Il est alors toujours possible de réserver des tickets à 12 euros pour visiter uniquement le musée.
Par contre, le billet « Maison seule » n’existe pas. Cette tarification semble donc aussi s’apparenter à une vente forcée.
… ET DES CHANSONS
Vingt-cinq ans après son décès, cinq inédits de Jacques Brel sont rendus public en 2003. À l’époque, j’interviewe le journaliste Jacques Vassal qui a consacré plusieurs biographies à cet artiste.
Ma question : « Au moment où leur sortie est inéluctable, n’est-il pas regrettable que les cinq inédits ne soient pas divulgués sur un simple CD? Pourquoi revendre en même temps quinze autres titres, même remastérisés ! Cela peut ressembler à de la vente forcée… ». Réponse du journaliste biographe : « Un peu, oui, en effet ».
Autre cas musical assez proche : Doris H. de Marly (France) constate qu’elle ne peut acheter séparément le disque N°7 du coffret N°2 de Léo Ferré (son œuvre de 1968 à 1974) alors qu’elle possède déjà les six autres enregistrements du coffret.
Elle s’en plaint ainsi auprès de la firme de disques Barclay : « Il me semble que la législation de la vente en lot précise que le consommateur doit pouvoir, s’il le désire, se procurer l’un des composants du lot au détail, c’est-à-dire que le fabricant et le détaillant doivent tout mettre en œuvre pour satisfaire cette exigence du consommateur. Dans le cas contraire, il s’agit d’une vente forcée, interdite par la loi. Aussi, je vous prie de bien vouloir m’apporter satisfaction dans les plus brefs délais ». La firme a refusé de l’entendre.
Bernard Hennebert
(1) https://www.letemps.ch/monde/linterminable-controverse-tintin-congo
(2) https://www.dhnet.be/medias/livresbd/2023/12/10/tintin-au-congo-enfin-muni-dune-preface-sur-son-contexte-colonial-6ZWIKFZR5NCCFI7VOLQUVUA6F4/
Pol de GROEVE
Publié à 12:08h, 20 avrilL’exemple des disques m’interpelle quelque peu car il me semble que cela pousse le bouchon un peu loin. Il est logique que l’on n’ait pas fait un “petit” CD avec uniquement les 5 inédits de Brel, mais qu’on ait complété celui-ci avec d’autres chansons déjà connues. Est-ce vraiment une vente forcée ??? A ce compte-là, on aurait dû obliger les maisons de disques à faire des 45 tours pour chaque chanson d’un album, afin que les gens qui n’aiment qu’une chanson sur un album ne soient pas tenus d’acheter celui-ci, avec ses 9 autres chansons qui les indiffèrent. Et la Pléiade, qui réédite en un gros volume dix romans d’un coup, ne devrait-elle pas être forcée de sortir également les dix livres séparément ?