12 juin 2024
LA RÉVOLUTION CITOYENNE, MÉLENCHON ET LA DÉMOCRATIE par Claude Semal
La question du rapport entre la fin et les moyens est vieille comme les sandales de Confucius : « Tous les hommes pensent que le bonheur se trouve au sommet de la montagne, alors qu’il réside dans la façon de la gravir ». « Le but, c’est le chemin », a résumé Goethe, vingt-quatre siècles plus tard. Quant aux chats qui illustrent cet articles, ils sont simplement là pour duper les algorithmes crétins des réseaux sociaux.
Quand un objectif politique commun s’impose à nous, quels moyens pouvons-nous légitimement utiliser pour l’atteindre ? Comment nous organiser pour y parvenir ? Et quels chemins faut-il emprunter pour cela ? Pas tous, assurément.
Ni ceux qui conduisent à l’échec ou à l’impuissance. Ni ceux qui seraient moralement inacceptables. Ni ceux qui reproduiraient les rapports sociaux que nous ambitionnons précisément de changer.
Car ces moyens, et les structures qui les mettent en œuvre, modifieront en retour nos pratiques et nos consciences – et parfois, notre objectif lui-même.
Cette métaphore entre « le but » et « le voyage » concerne aussi, je crois, les « organisations révolutionnaires ».
Celles-ci portent encore souvent en elles les stigmates et les contradictions de la société qui les a vu naître. Mais elles doivent aussi préfigurer, dans leur fonctionnement et leurs principes, les qualités et les vertus qu’elles ambitionnent de faire croître et prospérer dans l’ensemble de la société.
Ce n’est pas de tout repos, car elles naissent sur un champ de bataille permanent, celui de la lutte des classes, et sous le feu incessant de l’ennemi – qui fera tout pour les discréditer et les combattre.
Conçues pour l’action et la prise du pouvoir, avec ce que cela implique de discipline et de verticalité, ce sont généralement de bonnes écoles de rigueur – mais pas nécessairement de démocratie.
Et l’Histoire a déjà quelques fois démontré que les hommes ainsi façonnés par vingt ou trente ans de clandestinité, de discipline, de prison ou de lutte armée, n’étaient pas nécessairement les plus aptes, une fois arrivés au pouvoir, pour construire et faire vivre une réelle démocratie sociale.
Ajoutez à cela que les « acquis de la révolution », nés aux forceps pendant la période « révolutionnaire », semblent avoir ensuite beaucoup du mal à se perpétuer démocratiquement au-delà de la génération de ses fondateurs.
Ce qui pose pour le moins la question de l’articulation entre révolution, parti, peuple et démocratie.
Pour une organisation qui ambitionne de révolutionner la société en profondeur et dans la durée, la question de la démocratie n’est donc pas « secondaire ». Elle est centrale.
On ne peut pas perpétuellement rêver de refaire la révolution française (ou la révolution d’octobre) si c’est pour, vingt ans plus tard, porter Napoléon sur le trône – ou Staline au pouvoir. Pas moi, en tous cas.
D’autant que tous les « dirigeants révolutionnaires » n’ont visiblement pas la vertu et la modestie du paysan romain Cincinnatus, plébiscité comme général pour vaincre les Èques, et qui, après une rapide victoire militaire sur l’ennemi, retourna illico à sa charrue et à ses moissons.
Ou de « Pépé Mujica », ex guerrillero Tupamaros et ex Président de l’Uruguay, qui, même lorsqu’il occupait cette haute fonction symbolique, n’a jamais vécu ailleurs que dans sa modeste baraque au milieu des champs.
Ou du poète René Char, frère d’armes du poète Manouchian, devenu le « Capitaine Alexandre » pendant la résistance antinazie, avant de retourner, les mains nues, à ses précieux poèmes.
« … Et mon chien n’est plus qu’un grand cerisier ».
« Que la liberté était belle
Drapeaux rouges sur les tracteurs
Combien de jeunes barbus rebelles
Pour faire un vieux dictateur ? »
(« Les Révolutions », Claude Semal, « Belgik », Igloo Records).
Ce serait faire injure aux dirigeant·es de la France Insoumise de penser que ces questions-là, ils et elles ne se les sont pas posées. La figure du « peuple » est centrale dans leur mouvement. L’accent est mis sur la participation de tous et toutes à l’action publique et à l’autonomie. À bien des égards, leurs analyses de la société française sont novatrices, et leurs formes d’organisation, originales.
Répondent-elles pour autant aux questions que j’ai soulevées ? Je n’en suis pas sûr.
Jean-Luc Mélenchon lui-même a défini la structure de « La France Insoumise » comme étant « gazeuse ». Une définition qui ne craint pas les plaisanteries – que je vous épargnerai.
Et certes, du point de vue moléculaire, je vois plus ou moins ce qu’il vaut dire. Une structure horizontale, mouvante, sans forme précise, avec plusieurs centres.
Il y a bien à la France Insoumis une coordination nationale autour de Manuel Bombard. Le groupe parlementaire est un autre lieu de débat, autour de Mathilde Panot. Il y a des coordinations nationales par secteur (je ne sais pourquoi, je reçois des infos de la « boucle » des cheminots, alors que je ne suis ni insoumis, ni cheminot).
Une commission électorale examine et sélectionne les candidat·es aux diverses échéances électorales et ce, dans toutes les circonscriptions.
Une Fondation, « l’Institut La Boétie », codirigée par JLM en personne, assure la formation des militants et des cadres du mouvement, et s’affiche comme un haut lieu « d’élaboration intellectuelle ».
Il y a en outre dans toute la France une myriade de groupes locaux, ouverts à toutes les bonnes volontés (« N’attendez pas les consignes ! »).
Des assemblées délibératives sont enfin régulièrement organisées, auxquelles participent par rotation quelques dizaines de militant·es tiré·es au sort dans l’ensemble du pays.
D’autres structures émergent de temps à autre, sans que leur fonction de ne soit très clairement définie, comme le « Parlement de l’Union Populaire », qui regroupait 300 personnalités sympathisantes autour de l’économiste Aurélie Trouvé.
Et puis, il y a le programme, essentiel – qui avait assez largement été débattu et amendé par les militant·es – et qui sert de colonne vertébrale politique à l’ensemble du mouvement.
Mais rien qui ressemble vraiment à un Congrès, à des motions ou à une direction élue – comme cela se passe au PCF, au Parti Socialiste, au NPA ou même chez les écologistes.
Le dernier livre de Jean-Luc Mélenchon, dont le titre sonnait pourtant comme un passage de relais et un appel à la jeunesse (« Faites Mieux ! »), n’aborde pas du tout les questions organisationnelles. Je ne me souviens même pas que le nom de la « France Insoumise » y soit mentionné.
Brossé à grands traits, « Faites Mieux ! » est un portrait assez convainquant de l’évolution du monde et des sociétés industrielles, dont la France, et de l’émergence de ce que JLM appelle « les révolutions citoyennes » – qu’il caractérise notamment par l’apparition spontanées « d’assemblées libres » dans l’espace public.
Il y voit l’ébauche d’une « auto-organisation » du peuple, illustrée en France par l’occupation des « ronds-points » par les Gilets Jaunes.
JLM fait à ce sujet une curieuse remarque sur ce qu’il appelle « la méthode unanimiste révolutionnaire » (page 230 et 231). À savoir, la propension « spontanée » du peuple à éviter les « sujets qui fâchent », comme l’immigration, pour se rassembler autour des « questions démocratiques ou sociales ». Il y voit « une stratégie implicite de volonté d’unité du peuple. Et ceci a une valeur politique pleine et entière ». Euh…
OK, d’accord, il est préférable d’avoir des mots d’ordre rassembleurs.
Mais peut-on pour autant en conclure « qu’aucune majorité ne peut jamais se construire sur des objectifs révolutionnaires sinon en reproduisant cette méthode unanimiste à chaque étape d’une action populaire de masse. C’est une méthode absolument inclusive. Elle impose (…) de refuser la tactique groupusculaire des clivages successifs et de la formation de majorité minorisant le reste des avis exprimés. Voyons bien comment le peuple en action s’entoure de précaution pour se protéger de ce type de pratiques délétères » (ibidem).
Un « unanimisme », sinon rien ? Cela me semble une façon bien idéaliste (et bien idéalisée) de voir les choses. Dans une assemblée ouvrière, par exemple, il y a toujours, au cours d’une occupation, un moment où certains veulent poursuivre la grève, et d’autres l’arrêter. On vote – et il se dégage donc une majorité et une minorité. En quoi ce débat nécessaire serait-il par essence « délétère » ?
En lisant ces pages, je n’ai donc pas pu m’empêcher de penser que Jean-Luc Mélenchon rêvait peut-être subliminalement qu’un tel « unanimisme révolutionnaire » règne en permanence dans les rangs des Insoumis.
Pourtant, la mise en débat régulière et publique des buts, des moyens et des priorités d’un mouvement révolutionnaire, me semble au contraire l’essence même de la politique.
Car les militant·es ne sont pas que des colleurs d’affiches, qui découvriraient le prêt-à-penser du jour dans un tweet présidentiel.
Or, quand une direction politique s’est récemment construite autour de Manuel Bompart (par cooptation ?), plusieurs figures historiques et populaires du mouvement ont été laissées à l’écart : Clémentine Autain (qui avait pourtant explicitement proposé ses services), Alexis Corbières, Raquel Garrido, Éric Coquerel et surtout François Ruffin, que Jean-Luc Mélenchon présentait encore en mai 2023 comme un possible candidat du mouvement à l’élection présidentielle (« François est prêt »).
Toutes ces personnes l’ont regretté, et l’ont exprimé publiquement, en parlant d’un problème de démocratie interne. Ce qui continue visiblement à faire des vagues dans le mouvement. Or ce n’est pas la première fois que ce genre de problème se pose.
J’ai encore en mémoire le discret retrait de Charlotte Girard, coordinatrice et rédactrice du programme insoumis, pressentie pour conduite la liste européenne aux élections de 2019, et démissionnaire de la France Insoumise quelques semaines plus tard – sur le constat d’un déficit démocratique du mouvement : « il y est impossible de ne pas être d’accord » (1). Charlotte Girard est par ailleurs la veuve de François Delapierre, ami et le brillant « second » de Jean-Luc Mélenchon – qui a coordonné le Parti de Gauche jusqu’en 2013.
Il est mort prématurément en 2015 d’une tumeur au cerveau.
Le départ de Charlotte Girard a certainement été vécu, de part et d’autre, comme une déchirure qui n’était pas que politique.
Cette fois c’est Clémentine Autain qui fait les frais d’une récente polémique. Elle est accusée de « sabotage » et de « couteaux dans le dos » par Mélenchon sur la boucle Télégram des députés LFI, où il aurait, selon « Le Nouvel Obs », écrit ces mots blessants : « Partir serait mieux, plus honnête, plus respectueux humainement. Donc hors de portée » (2). Oh ! la la … Quel ton !
Clémentine Autain a publiquement répondu à ces accusations le 19 février sur France 5 dans l’émission « C à vous » (3) : « Le procès en sabotage me semble une façon de ne pas être au rendez-vous de la campagne européenne qui nous attend. J’y suis. Il faut d’abord se rassembler autour de Manon Aubry. Rassemblons-nous, plutôt que d’expliquer que ce serait mieux si nous étions dehors, ou nous exclure de tout, ou nous envoyer des noms d’oiseaux ».
Relancée par la journaliste : « Pour vous, Jean-Luc Mélenchon est-il un frein au développement de la France Insoumise ? », Clémentine Autain poursuit : « Ce qui est un frein, c’est d’avoir des attitudes d’exclusion, de ne pas supporter qu’il y ait des débats qui doivent avoir lieu. Si le seul discours est « c’est comme ça, ou vous êtes dehors ! », ce n’est pas comme ça qu’on rassemble sa famille politique, et ce n’est pas comme ça qu’on prend des décisions justes ».
Je ne sais rien de ce qui oppose sur le fond Mélenchon et Autain.
Mais sur le principe, je ne peux qu’être ici d’accord avec elle.
Car contrairement à une idée reçue, ce qui caractérise la démocratie, dans une organisation politique comme dans la société, ce n’est la simple application d’une volonté majoritaire.
Cela, une dictature peut le faire aussi.
Ce qui caractérise la démocratie, à l’intérieur d’un corpus idéologique commun, c’est une réelle liberté de débat et le respect des minorités. Une façon de reconnaître que certaines idées, minoritaires aujourd’hui, pourraient devenir majoritaires demain. N’est-ce pas l’évidence ? Qui peut prétendre incarner en permanence la vérité, quand on a soi-même déjà régulièrement changé d’analyse ?
Voici peut-être un élément de réponse. Dans le lot des écrits « théoriques » qui ont accompagné la naissance de la France Insoumise, il y a les livres de Chantal Mouffe sur « le populisme de gauche » – illustré principalement par certaines expériences latino-américaines (4). Des écrits qui ont aussi inspiré le mouvement « Podemos » en Espagne.
Chantal Mouffe (qui a enseigné aux USA et en Angleterre, mais qui est née… à Charleroi !) y parle de « conflictualité », « d’hégémonie », « du rôle des affects en politique », mais aussi du rôle particulier du « leader charismatique » autour duquel un « mouvement populiste » doit pouvoir se cristalliser (5).
Si l’on en parle comme d’un constat historique, je veux bien. Après tout, en 1936, il y avait des centaines de milliers de camarades à l’enterrement de l’anarchiste Durruti, qui ne revendiquaient pourtant « ni dieu, ni maître ».
Mais si l’on en parle comme d’un préalable à la création d’un tel mouvement de masse, cela me pose vraiment un problème. Car pour moi, une direction politique doit d’abord et impérativement être collective.
Je vois donc plutôt dans le « concept » étrange de Chantal Mouffe (un chef, sinon rien) la déclinaison d’une pensée patriarcale, pour qui un dirigeant politique doit nécessairement être aussi repeint en « petit père de la nation ».
Cette théorie est peut-être malheureusement une explication à « l’état gazeux » de la France Insoumise.
Car si le leadership de Jean-Luc Mélenchon est présenté comme un acquis préalable, et non comme le résultat d’une délibération collective, à quoi bon s’encombrer d’une direction représentative, ou de structures qui pourraient apparaître demain comme autant de contre-pouvoirs à cette légitimité auto-proclamée ?
C’est une hypothèse, et j’en assume la formulation. Mais « en même temps », pour ne pas laisser cette belle expression dialectique à Macron, la France Insoumise est aussi paradoxalement « le parti » politique français qui, en une douzaine d’années, a fait émerger le plus de dirigeants et de dirigeantes politiques de premier plan.
Et notamment des jeunes et des femmes. Et de fortes personnalités, pas des bénis oui-oui.
A l’Assemblée Nationale, lors de leur première législature, à dix-sept député·es, ils ont tenu la tranchée comme s’ils étaient quatre-vingt.
À vingt ou trente ans, comme Louis Boyard ou Manon Aubry, ce sont déjà des cadres et des orateurs confirmés. De toutes origines, comme Rachel Keke, Danielle Obono, Aurélie Trouvé, Clémence Guetté et Mathilde Panot.
Et il y en a cinquante ou cent autres comme ça, qui se bousculent derrière.
Comment Jean-Luc Mélenchon, qui en a formé beaucoup, n’aurait-il pas sa part de responsabilité dans la création de ce puissant « intellectuel collectif » ?
Nonobstant ce que j’ai écrit plus haut, je ne fais donc pas partie de ceux qui considèrent que Jean-Luc Mélenchon serait « un problème » pour « La France Insoumise » – ni d’ailleurs pour la gauche française en général. Il me semble au contraire qu’il a prouvé, depuis plus de vingt ans, qu’il faisait plutôt partie des solutions. Vous préférez Hollande et Manuel Vals ?
Sa capacité d’analyse, son expérience nationale et internationale, son talent oratoire, son sens de la pédagogie, resteront je crois une pièce maîtresse de toutes les ripostes efficaces au Rassemblement National et à la Macronie – comme à toute recomposition d’une gauche populaire en France.
Mais avec la position historique et centrale qui est la sienne, précisément, la façon dont Jean-Luc Mélenchon traite certaines divergences au sein de la France Insoumise – au mieux, par le mépris, au pire, par l’insulte – ne me semble pas à la hauteur d’un mouvement qui ambitionne de construire « l’unité populaire ». Ni du rôle d’un porte-parole rassembleur qui devrait pouvoir incarner le mouvement dans toute sa richesse et sa diversité.
Or cette porte-là, qui est peut-être le seul vrai « plafond de verre » des Insoumis – il n’y a que lui qui en possède aujourd’hui la clé.
Claude Semal, le 29 février 2024
Si vous souhaitez réagir à cet article, vous pouvez m’écrire à claude.semal@scarlet.be ou publier vos commentaires ci-dessous.
NB : Tous les articles de l’Asympto sont illustrés cette semaine par des chats – qui n’ont évidemment rien à voir avec notre sujet. C’est une façon de protester contre la modification des algorithmes des réseaux sociaux, qui privilégient désormais un peu plus les chatons, les selfies et les cabanes, au détriment des écrits politiques ou sociaux.
(1) https://www.nouvelobs.com/politique/20190608.OBS14141/charlotte-girard-quitte-la-france-insoumise.html
(2) https://www.nouvelobs.com/politique/20240207.OBS84177/jean-luc-melenchon-accuse-clementine-autain-de-sabotage.html
(3) Le 19 février 2024.
(4) Notamment « L’illusion du consensus » (Albin Michel, 2016) et « Pour un Populisme de Gauche » (Albin Michel, 2018)
(5) C’est au Chiapas que le « sous » commandant Marcos a allumé avec humour un contre-feu théorique et pratique à ce culte de la personnalité. Et cela, bien qu’il en soit peut-être aussi paradoxalement un exemple. Mais s’en amuser, et donc mettre le concept à distance, c’est déjà une façon d’en désamorcer les aspects les plus aliénants.
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