16 février 2024
LES MOTS D’APRÈS (II) par Bruno Ruiz
Plusieurs d’entre vous ont manifesté leur émotion à la lecture des poèmes de Bruno Ruiz écrits quotidiennement depuis la mort de Katy, sa compagne. En voici une autre volée.
Tous ces derniers poèmes sont évidemment transcendés par cette mort encore si proche, si présente et si visiblement douloureuse. Mais tous les poèmes de Bruno ont cette qualité d’écriture, ce regard de vieil enfant sur la beauté du jour qui nait ou de la nuit qui tombe, sur les objets, les animaux, les paysages et les gens qui l’entourent, et cela fait de très nombreuses années qu’il s’astreint – je ne sais pas si le mot est bien choisi – à cette grâce quotidienne. Pour la suite, je vous renvoie à sa page « Facebook », ou à son blog, où il en fait quotidiennement don à l’univers.
On peut aussi se perdre dans les quinze volumes de son intégrale, une œuvre labyrinthique qui rassemble tous ses écrits, ses chansons et ses photographies depuis 1967 (1).
Claude Semal le 16 février 2024.
13/2 C’est drôle, cette nuit, j’ai eu une discussion avec elle à propos de ses funérailles, sur la façon dont elles s’étaient déroulées. Je me suis réveillé avec le visage salé, les paupières collées. Je dois pleurer pendant mon sommeil sans m’en rendre compte. J’entends ses pas lointains. Ils habitent désormais un silence froid. Et tout s’efface d’elle peu à peu. Les parfums de la chair. Son ombre à la fenêtre. Cette voix définitivement absente. Tout ce qui s’éteint. Le jardin arrêté de ses mains. Tout ce qui vient de cette nuit interminable. Il y a aussi son souffle entre les dents. La disparition de sa lumière derrière les paupières. Je ne sais pas pourquoi j’écris cela. Quel est ce besoin. Elle lirait ces quelques phrases sur mon épaule, sans rien dire, elle trouverait sûrement cela ridicule et inutile. Contrairement à moi, elle n’a jamais appartenu qu’au monde des vivants. Elle a toujours refusé de lire entre les lignes.
8/2 Je t’offre ma mémoire au-dessus de l’acacia. C’est un livre secret d’images que nous aurons lu ensemble. Je le cherche dans le désordre des étagères. Il est fermé à jamais au milieu de frôlements d’aveugle, celui de ce corps meurtri que j’accompagnais encore hier lentement dans le couloir, ta tête abandonnée, ton bras si frêle. Tous ces projets arrêtés, ces mots qui disent autre chose. J’aurai vécu de la trajectoire de tes yeux. Est-ce toi qui m’attends là-bas, un châle sur les épaules ? Toi qui avais toujours froid ? Toi qui savais si bien habiller notre silence partagé entre les chênes, protéger les rosiers, laisser vieillir les fleurs pour une nouvelle beauté ? Toi qui consignais avec obstination notre vie banale dans d’énormes cahiers ? Tu m’auras laissé les restes de ta présence dans cette grande salle de bois et de pierre. Entre toutes tes malles qui ne partiront plus. Car nous ne sommes plus désormais que d’anciens voyageurs et je suis tellement seul à t’attendre sur le dernier quai.
7/2. Je te revois assise dans le hall de quelque musée, attendant ma plus lente visite. Je ne te parlerai plus de Turner qui me bouleversait à la Tate Gallery ; tu ne me parleras plus de Frida Kalho et de ses cahiers de peintures que tu admirais tellement. Nous ne marcherons plus dans les ruelles odorantes de Séville, les rues marchandes de Londres, les places ombragées de Barcelone et les ruines d’Athènes ou de Rome. Nous ne nous reposerons plus à ces terrasses bruyantes, ces ports d’oiseaux et de fleurs, ces nuits brûlantes dans ces petits hôtels au milieu des lézards. Nous ne serons plus ces deux êtres heureux de se perdre au milieu des marchés, des bazars, des foules cosmopolites. Non je ne serai plus jamais dans ta main et ta voix du matin. Et personne ne pourra savoir combien je suis maintenant seul dans ma tête avec ce que tu fus.
7/2. Elle ne m’attend nulle part, bien sûr. Mais ce serait si facile de le penser. Ce serait tellement moins douloureux. Je comprends mieux aujourd’hui à quel point les religions se sont servies de ce désir de croyance. Toutes ces édifications, ces récits adossés à l’éternité, à l’infini, au mystère de la mort. Toute cette littérature qui ne dit pas son nom. Toutes les religions existent pour nous aider à accepter l’inacceptable. Donner du sens à tout ce qui, au fond, n’en a aucun. Les religions prennent le pouvoir sur ce que l’on a en nous de plus fragile. Non, elle ne m’attend nulle part, mais je sens pourtant que c’est impossible qu’elle disparaisse totalement de moi, en moi, tant que je suis vivant. Je la sens partout. C’est comme les soubresauts d’une présence qui a du mal à s’effacer mais qui va le faire lentement. Parce que nous ne sommes pas faits pour souffrir. Nous sommes faits pour nous apaiser. Le plus douloureux, c’est de traverser à nouveau sans elle ces lieux qui étaient les nôtres. Ces lieux de tous les jours. Ce serait la trahir de l’oublier. Et je lui ai toujours été tellement fidèle. Je ne suis habité que d’une éternité humaine qui la contient. Et cela n’a rien à voir avec une quelconque croyance.
6/2. Cela ne s’arrête pas tout de suite. Les lignes de couleur continuent d’osciller encore sur les écrans. Cela n’est pas immédiat, ni brutal. Cela ne devient plat qu’au bout d’une petite minute. Cela. Pourtant, cela est bien fini. Mais le corps non plus ne devient pas froid tout de suite. Ce qui reste de vie est encore dans cette main tiède, cette belle main tiède qui refroidit lentement. Le visage est désormais immobile. Lui aussi devient froid peu à peu. Non, cela ne s’est pas arrêté d’un seul coup, tout de suite. Il a fallu un peu de temps pour se rendre à l’évidence. Quelques secondes pour que l’infirmier de garde nous fasse un petit geste de la tête. Un petit geste qui disait oui mais qui aurait pu dire non. Cela voulait dire la même chose. Nous avons regardé l’horloge à côté des machines. Il était 4h25. C’était idiot de regarder l’horloge à ce moment. Mais cela s’était passé à cette heure-là. 4h25. Cela devait être important. Immense. Cela était inacceptable. Katy était morte à 4h25 et nous étions les seuls au monde, dans la nuit, à le savoir.
Bruno Ruiz
(sur sa page Facebook, sur son blog personnel
et dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur)
22/2. Dans la maison, les feux de tes dernières présences s’éteignent lentement. Ce sont de merveilleuses braises de toi au milieu de quelques fleurs qu’il me faut arroser. Elles ne seront bientôt plus que les miennes. Un héritage si doux, si fragile. Je ne veux pas que tu meures en moi. Je n’aurai pas eu le choix de la première mort, je veux retenir la seconde. Allez. Voyage encore en nos mémoires, mon amour. Déguise mon chagrin. Danse sur ce temps qui dérive. Rien ne doit s’arrêter. Tant que je vivrai, j’inventerai notre intime éternité. Ce sera notre bien le plus précieux. Et de ton cerveau lavé de son sang funeste, j’emporterai avec moi la fin de tes phrases les plus belles, celles qu’il me fallait deviner.
(1) https://brunoruiz.wordpress.com/
https://www.facebook.com/bruno.ruiz.794
Et pour découvrir l’œuvre si personnelle de Katy Ruiz Darasse :
https://katyruizdarasse.wordpress.com/
Et, pour vous donner envie d’aller découvrir ses livres, un autre texte de Bruno de décembre 2023.
L’AMOUR DE LA LANGUE
Me voici ici en classe de sixième à l’école Paul-Bert d’Arcachon (le troisième à gauche contre le mur, le seul qui se marre…) Le babyboom ayant engorgé l’accès au lycée, l’Académie avait décidé d’ouvrir des classes de sixième puis de cinquième dans les écoles communales. C’est ainsi que je suis resté à la Communale jusqu’à l’entrée en quatrième. C’était les instituteurs qui assumaient tous les cours. Ils faisaient comme nous ce qu’ils pouvaient, mais c’est sans doute pour cela que beaucoup d’entre nous arrivèrent au lycée en quatrième, sans avoir vraiment le niveau. De très bon élève que j’étais à cette époque, je devins un élève très moyen sans trop comprendre ce qui m’arrivait. J’arrivais, complètement perdu dans un lycée gigantesque, parmi des élèves rompus à cette vie nouvelle depuis deux ans. Les professeurs étaient de vrais professionnels. La chaleur familiale de la Communale s’était mué en un anonymat froid et impersonnel. En tout cas, c’est comme cela que je le percevais. Cela fut pour moi une vraie souffrance.
Dans cette classe de sixième, nous avions une institutrice qui venait de l’école des filles et qui assurait le cours d’Anglais. Elle s’appelait Madame Capot. Cela ne s’invente pas, elle était mariée à un carrossier. Très sévère, l’ignorance de notre jeune âge ne nous permettait pas alors de la comparer à une kapo des camps de concentration. Mais il n’y a pas de hasard. Comme elle était petite, elle portait des talons très haut et surmontait sa tête d’une haute choucroute brune improbable à la Brigitte Bardot en moins fifou. Elle portait également des minijupes qui n’étaient pas sans troubler notre libido balbutiante. Notre blague préférée (et néanmoins pourrie) était évidemment : “Baisse le capot, on voit le moteur !”
A cette époque, j’avais un copain, Christian, (il est juste derrière moi sur la photo), avec lequel je me posais beaucoup de questions. En particulier d’ordre sexuel. Nous regardions tous les soirs le seul feuilleton qui passait à la télé. C’était “Chambre à louer” avec Henri Serre (disparu le mois dernier) et surtout la très belle et très sexy Geneviève Grad qui nous tourneboulait la tête. L’histoire était complètement cul-cul mais dans le dernier épisode, Henri Serre prenait dans ses mains la tête de la belle Geneviève et après l’avoir giflé l’embrassait sur la bouche. Notre seule préoccupation était de savoir si, quand ils s’embrassaient, ils ouvraient ou non la bouche. Et s’ils l’ouvraient, que faisaient-ils alors de leur langue ? Tout cela évidemment ouvrait des perspectives complexes qui ne manquaient pas de perturber notre apprentissage de l’anglais avec Madame Capot, toujours mariée à un carrossier, qui s’asseyait nonchalamment sur son bureau avec ses jambes tellement nues, tellement nues. A défaut de la forme progressive, nous apprenions le présent transgressif, ce qui bousculait quelque peu notre approche de la langue de Shakespeare.
Ce jour-là, pour parfaire nos recherches buccales, Christian m’avait apporté la photo d’un pompier qui pratiquait le bouche-à-bouche. Bien entendu, Madame Capot, femme de carrossier aux jambes tellement nues, tellement nues, ne manqua pas de l’intercepter.
– Que faites-vous avec cette photo ?
– C’est mon père. Il est pompier.
– C’est ton père en train de faire du bouche-à-bouche ? sur une page de Paris-Match ? C’est ça que tu es en train de me dire, Christian ?
Cela amusa la classe qui ricana un bon moment. Pas nous. Mais Dieu merci elle n’insista pas.
Nous avions évité la honte d’avoir à nous expliquer en public.
Mais les lèvres et la langue de la belle Geneviève Grad devaient demeurer pour nous et pour quelques années encore une délicieuse énigme…
Bruno Ruiz 2023 (sur Facebook)
Pas de commentaires