03 octobre 2023
TITOUAN TOUJOURS SUR UNE BÉQUILLE par Marie Wiener
Titouan est arrivé chez moi le 15 août 2018. Il marchait avec des béquilles: son pied avait été plâtré trois mois, parce qu’il s’était cassé le talon en sautant d’un camion.
Durant le premier mois après la fracture, il avait simplement continué à marcher. Les “bobos”, on les traite par le mépris: c’est en marchant qu’on devient marcheron?!
L’hôpital St Pierre avait tenté de récupérer l’affaire, avec un succès mitigé.
Titouan est donc resté chez moi 18 mois. Il a progressé, mais n’a jamais lâché la deuxième béquille.
St Pierre lui a même fait une auto greffe d’os, sous anesthésie générale.
Et gratuitement (enfin… aux frais du CPAS de la Ville de Bruxelles).
Un an et demi bloqué à la Casa Wiener! Je l’aimais beaucoup et je crois que c’était réciproque. Il se rendait très utile. Il pratiquait couramment le tigrynia, l’amarique, l’arabe et l’anglais, ce qui l’amenait à servir très fréquemment d’interprète pour mes autres pensionnaires.
Je me souviens en particulier d’une jeune fille de 16 ans, qui m’aidait tant et plus à la cuisine et au ménage. Elle ne savait pas se servir d’une fourchette: Titouan lui a donné de discrètes instructions qui ont dissipé sa gêne.
Mais quand on n’ose pas demander l’asile, parce qu’on espère un jour pouvoir à nouveau s’installer discrètement dans un camion: dix-huit mois, c’est long…!
A un moment, il s’est plaint de palpitations. St Pierre lui a fixé au bras un petit appareil mesurant les battements du cœur sur 24h. Diagnostic: le cœur va tout à fait bien, c’est la tête qui stresse!
Le 14 février 2020, coup de fil: “Mami, I am in UK! I arrived two days ago, but I was for two days in jail, here in England. I am free now. And I will ask asylum!”
Un mois plus tard fut décrété le premier confinement pour cause de pandémie. Mon soulagement rétrospectif fut immense: mon ami Titouan serait sûrement devenu fou si, après ses 18 mois de “broken foot”, il avait été bloqué de ce côté du Channel de longs mois supplémentaires pour cause de “distanciation sociale” prophylactique.
Les Brittons l’ont lanterné, pour les “papiers” : deux ans et quatre mois!
Entre temps, il m’a un jour écrit via Messenger:
“Mami, excuse-moi de te raconter ça. Mais il n’y a qu’à toi que je peux le dire: on m’a diagnostiqué un cancer des testicules…”
Bardaf! Le ciel lui est tombé sur la tête, me suis-je dit. 37 ans, pas de femme, pas d’enfants, et maintenant la virilité qui lâche!
J’ai consulté ma généraliste favorite: ma sœur. “Non, ce n’est pas si grave! C’est un cancer bien connu et facile à guérir. Le plus souvent, il n’y a qu’un seul testicule qui est atteint. On l’enlève – c’est une opération très simple. Et ensuite tout fonctionne comme avant!”
Je répète ça au malade. Et je lui dis aussi ce que ma sœur avait ajouté: “Ce sont les médecins sur place qui savent le mieux : qu’il leur pose toutes les questions qui lui viennent, toutes, systématiquement!”
Titouan me raconte qu’on lui a proposé cette ablation, mais qu’il a demandé à réfléchir. Je bondis sur mon clavier: “Non, dis oui tout de suite, n’attends pas ! Tu risquerais des métastases!”
Métastases ? Il ne sait pas ce que ça veut dire. Donc je lui envoie la rubrique que Wikipédia y consacre, en anglais.
Trois semaines plus tard, il m’explique, heureux: “Voilà, selon l’ultime examen, je n’ai plus de cancer!”
Lorsqu’il m’annonce qu’il a obtenu l’asile, je m’enquiers de sa situation matérielle: a-t-il un logement, un boulot?
Le logement, oui. Il me donne même son adresse postale, ce qui me permettra de m’en faire une idée sur Google Map, et de lui envoyer un petit cadeau de nouvelle année.
Le boulot? “C’est difficile parce que je ne peux pas rester debout plus de deux heures!” Rester debout ?! Mais il est polyglotte, diplômé de l’Université en relations internationales et il a une longue expérience d’expert comptable ! Durant la procédure d’asile, il a en outre pu suivre des cours pour perfectionner son anglais déjà plus “riche” que son tailleur.
Lors de ma tournée des popotes en Angleterre, je lui ai rendu visite à lui aussi, dans son bled perdu du côté de Birmingham.
Il va bien. Il m’avait réservé une chambre d’hôtel, avec sa carte Visa, location dont j’aurai toutes les peines à lui refiler le montant en cash. Il me promène dans la voiture d’occasion qui lui permet de travailler comme livreur motorisé.
Je sais – je l’ai vu, de mes yeux vu ! – qu’il est amoureux d’une belle compatriote, régularisée elle aussi en UK et restée elle aussi célibataire. Pourquoi ne la demande-t-il pas en mariage? J’ajoute: “I am sure at 99% that she would say yes!”
Réponse: je veux d’abord rendre visite à ma famille restée au pays. Mais bon sang, fais les deux, mon grand…
Titouan va avoir 40 ans en décembre prochain (il a quitté sa famille à l’âge de 25 ans, s’arrêtant d’abord 4 ans à Juba, Soudan Sud ; puis 2 ans à Moria, Lesbos, en Grèce). Sa discrète dulcinée approche dangereusement – dangereusement pour une aussi belle Africaine – de la trentaine.
Qu’est-ce qui le retient, maintenant qu’il a remporté le tiercé dans l’ordre: documents, boulot, logement?
Marie Wiener, “hébergeuse”.
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