28 septembre 2023
TAMRAT, « BABY COUPLE » et ÉLÉGANCE par Marie Wiener
Les “White Jackets” (l’équipe qui organisait l’hébergement à partir du Parc Maximilien) m’ont confié Tamrat et Balatach fin octobre 2017. Un “baby couple”: lui 20 ans, elle 17. “Oui, nous sommes mariés!“.
Tamrat m’a dit plus tard, en réponse à une de mes questions, qu’il pesait 51 kg pour 1,60 m. Balatach, je n’ai jamais su. Elle avait un appétit d’ogresse et de jolies formes, tout en étant plus petite que lui. Ils sont restés chez moi 6 mois.
J’ai assez vite compris leur système. Lui tenait absolument qu’elle passe d’abord (en UK, dans un camion) et ensuite il la rejoindrait. Pourquoi? Parce que lui était extrêmement réfléchi, savait que lui rebondirait quoi qu’il arrive. Et qu’il craignait, s’ils tentent la traversée ensemble, que ce soit lui qui arrive le premier de l’autre côté et qu’elle se retrouve seule ici.
Lui progressait en anglais tous les jours! Quand il devait m’expliquer quelque chose, je le voyais se creuser, se triturer les méninges, construire la réponse… et finalement formuler quelque chose que je pouvais comprendre. Il m’a expliqué que ni lui ni Balatach n’avaient été à l’école. Ils avaient appris à lire et à écrire – en ahmarique, c’est-à-dire avec un alphabet particulier – à “l’église protestante” (?!). Il se débrouillait en arabe. Et les rudiments d’anglais étaient venus au fil du voyage.
Comment s’organisaient-ils? Eh bien, lui avait un Smartphone, elle avait un petit Nokia ordinaire. Elle partait seule. Il vérifiait au fur et à mesure l’itinéraire et le lui expliquait par téléphone. Elle le questionnait à chaque bifurcation: il avisait et lui expliquait comment continuer. Mais elle échouait toujours.
C’était sans conséquence: elle faisait comprendre aux flics qui l’interpellaient qu’elle était mineure et elle était illico relâchée.
Elle rentrait donc chez moi. Ou parfois nous signalait qu’elle arriverait par le dernier train à Bruxelles Nord ou Bruxelles Midi. Si j’étais déjà couchée, Tamrat avait pour instruction de venir me réveiller.
Et nous partions en voiture tous les deux pour la récupérer au centre-ville. Comme elle était mineure – et que j’étais inexpérimentée…! – je les ai emmenés tous deux consulter l’une des organisations spécialisées, dont j’avais appris l’existence: Pag Asa.
“PAG ASA s’engage pour toutes les victimes (potentielles) de la traite des êtres humains”
Eh bien, ça s’est mal passé…
L’accueillante était compétente, sans conteste. Mais moi je n’avais pas compris où nous mettions les pieds. Elle a commencé par me reprocher d’avoir amené cette jeune femme mineure avec son “mari”, dont elle aurait aimé pouvoir vérifier s’il n’était pas plutôt son souteneur. Louable souci, ai-je admis.
Ensuite, avec l’aide d’un traducteur, elle a passé tout l’entretien à leur répéter que, si Balatach consentait à collaborer avec le département spécialisé de la police, et à donner des renseignements “qui s’avèreraient utiles” pour “arrêter les trafiquants“, elle pouvait pour elle-même “espérer” bénéficier de la part de la Belgique d’une protection “temporaire”.
Balatach était trop futée pour répondre quoi que ce soit. Elle laissait Tamrat argumenter. Moi j’ai fini en larmes: demander à Ballatach de trahir tous ses amis et amies du Parc Maximilien, dont l’espoir ultime était de “passer” en UK, en dénonçant les “passeurs” sur lesquels tous et toutes comptaient ? En échange pour elle-même d’un espoir (?) de protection temporaire (?)!
Tamrat gardait son calme. Mais au bout d’un temps, il s’est débrouillé pour contourner le traducteur et exprimer directement en anglais que, puisqu’il était tout le temps question de “collaborer avec la police“, dorénavant il se tairait, il cesserait totalement de discuter.
L’accueillante a alors clôturé l’entretien en insistant que sa porte restait ouverte s’ils changeaient d’avis.
Et en soulignant qu’elle n’avait pas pris leurs noms. Et qu’elle déchirait et jetait à la poubelle le papier sur lequel elle avait pris quelques notes manuscrites pendant la discussion. Elle avait cependant eu le temps de désapprouver mes yeux rougis: “Je n’aurais pas dû vous laisser assister à cette consultation – l’émotion, ça n’est pas professionnel, ça ne fait pas avancer les choses!”
Nous en étions donc rendus à la case départ. Balatach a continué à essayer de passer, guidée au téléphone par son “mari”. Et elle a continué à revenir dans la nuit. Elle a continué aussi, entre deux tentatives, à cuisiner chez moi les fameuses injeras éthiopiennes, avec les lentilles corail et autres garnitures. Tamrat était moins compétent en cuisine: il préparait toutefois, quand il estimait que c’était son tour, de délicieux “macarna” (équivalents de notre spaghetti bolognaise).
Ils ont fini par passer à deux. Je me souviens parfaitement du coup de fil que j’ai reçu, le 7 mars 2018. Enfin!
J’ai revu Tamrat en UK en août dernier, à Stoke-On-Trent, localité insipide et inodore au milieu de l’Angleterre. Il m’a expliqué qu’il s’était battu pour que Balatach ait rapidement son permis de séjour (je savais qu’à leur arrivée sur l’île, on les avait séparés. “Mariés” ? Religieusement peut-être. Mais elle était mineure et c’était le point déterminant).
Puis ils s’étaient quittés. Lui par contre a dû attendre les documents pendant cinq ans.
Je suspecte que c’est parce qu’il s’affirmait érythréen, alors qu’en réalité il était éthiopien. Ce mensonge est courant: car l’Érythrée est considéré en Occident comme un enfer encore pire, pour sa population, que l’Éthiopie. Et donc l’asile est plus facilement accordé aux Erythréens. Les autorités anglaises ont probablement détecté la supercherie: puisqu’il avait menti – et Tamrat n’était pas mineur, lui, donc pas susceptible d’être pris en charge de manière privilégiée – lui a dû attendre davantage.
Mais quand je l’ai revu cet été, cette longue attente de régularisation ne l’avait pas aigri. Il n’était pas encore aussi autonome que d’autres, puisque son statut de résident était tout frais. Il n’avait donc pas de chez lui où m’accueillir: il avait demandé à une amie, Ruth, de m’héberger. C’est Seb, mari de Ruth et père de ses trois fils, qui m’a conduite chez elle. Tamrat était gai, drôle, comme avant, sauf que son anglais s’était considérablement amélioré. Il m’a submergée, en guise de cadeaux, de rochers “Ferrero” et autres confiseries. Le soir, il m’a invitée dans un restaurant indien. Il avait réservé, il a payé à l’entrée deux forfaits pour le “buffet à volonté”. Puis s’est empiffré comme un ogre.
C’est vrai que c’était délicieux! Le lendemain, je repartais pour Manchester.
Tamrat tenait à faire le déplacement avec moi. C’était dimanche, il n’y avait dès lors pas de train direct. Nous avons d’abord grimpé à l’étage d’un bus et nous sommes installés au premier rang, juste derrière l’immense pare-brise, pour bien profiter du paysage. Pour les derniers 20 km, nous avons pris un train.
A la gare de Manchester, deux autres amies m’attendaient, chacune avec une poussette et un bébé – de un et deux ans. Le mari de l’une d’elle patientait pas loin, dans la voiture.
Tamrat a aidé à tout embarquer: mon grand sac, les deux poussettes repliées, les petits enfants chacun sur un rehausseur, moi devant à côté du conducteur, les deux mères derrière… Il n’y avait vraiment plus de place pour lui. Qu’à cela ne tienne: il m’a embrassée à travers la vitre baissée et est reparti aussitôt ! J’étais confondue…
Cher Tamrat, qui comprenait toute situation tout de suite, en tirait les conclusions tout de suite – et réagissait toujours avec la plus grande élégance !
Marie Wiener, hébergeuse (1).
(1) http://les beds
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