02 mai 2023
Interview de Soledad Kalza et Sina Kienou UN DUO SUR LA ROUTE
Cette semaine, dans l’Asympto, on entrouvre la porte d’un autre monde (qui est pourtant aussi le nôtre). L’improbable rencontre entre la petite-fille d’un ouvrier sidérurgiste polonais immigré en Wallonie, et l’héritier guitariste d’une dynastie de griots burkinabè (*). Miracle de la vie… et de la musique !
Claude : Soledad, quand on a fait connaissance autour du spectacle “Le Candidat”, tu sortais d’une école de théâtre bruxelloise. Comment t’es-tu retrouvée au Burkina Faso ?
Soledad : La première fois que je suis allée au Burkina, j’avais dix-neuf ans. Avant même de sortir de l’INSAS. J’avais envie d’aller voir comment on racontait des histoires “autrement”, par esprit de contradiction peut-être avec ce qu’on m’enseignait à l’école comme la “seule” façon de “faire du théâtre”. Je suis partie seule pendant de longues semaines, pour voir vivre et travailler la Compagnie Marbayassa. Je me suis assise dans un coin et j’ai regardé.
Claude : Une troupe de combien de personnes ?
Soledad : Une dizaine, une quinzaine. Dont certaines sont devenues des amis et le sont toujours aujourd’hui.
Claude : Qui montaient des spectacles uniquement au Burkina, ou qui voyageaient parfois ailleurs ?
Soledad : Surtout au Burkina, mais certains spectacles sont parfois venus en Europe.
Après les répétitions, je me retrouvais dans l’arrière-cour à discuter avec les comédiens.
À entendre parler pour la première fois des problèmes de “visas”, des relations parfois compliquées avec les ONG (1), du peu de libertés qu’ils avaient dans leur travail.
C’était très éloigné de tout ce que j’avais vécu en Belgique comme européenne.
Claude : Comment vivaient-ils de leur travail ?
Soledad : Je crois que cela a changé depuis, le Burkina a vu la naissance de grands festivals de théâtre et est devenu un pays de référence avec une profession très structurée. Mais à l’époque les choses étaient différentes. Le manque de soutien financier est un frein important et nécessite un investissement de la part des comédien.nes, parfois juste pour avoir de quoi mettre de l’essence dans la mobylette. “Faire du théâtre”, ça ne payait pas forcément, c’était même parfois plutôt “un sacrifice”. Moi j’ai surtout assisté aux répétitions, et ce qui m’a bouleversé, c’est de voir tous les soirs, à 19 heures, quand les répétitions commençaient, cinquante gamins du quartier dans la cour. Ils connaissaient les textes par cœur. Ce n’était pas une façon de faire du théâtre dans l’isolement de l’entre-soi.
Après, pour un artiste africain qui vient jouer en Europe, il y a parfois aussi de vraies histoires d’exploitation là-dessous. Ils n’ont aucun contrôle sur les comptes et les cachets, ils ne savent pas combien ils gagnent, on leur confisque leur passeport, ils jouent tous les soirs pendant un mois ou six semaines, et ils sont “bien contents” si, en rentrant au pays, on leur file 65.000 francs CFA, c’est-à-dire… 100 euros. On leur dit : Sois déjà content d’avoir eu ton visa et d’avoir pu faire “ta promotion…”.
Claude : Sina, tu viens d’une famille de griots et de musiciens. C’est une espèce de dynastie, un savoir-faire qui se transmet héréditairement ?
Sina : Oui, cela vient de mes ancêtres. Mon grand-père était Baba Abdoulaye Kienou et son père s’appelait Souleymane Kotoalama Kienou.
Claude : Il va falloir me mettre les noms par écrit, sinon je vais avoir du mal à retranscrire l’interview (rires).
Sina : Mon arrière grand-père était le chef des griots de mon village, Pia. Du temps de Maurice Yaméogo, le premier président du Burkina Faso, qu’on appelait à l’époque Haute-Volta, son fils, Baba Kienou, à été ramené à Ouagadougou depuis le Mali, et il y est devenu le “chef” des griots du Burkina Faso.
Le Président avait remarqué mon grand père au Mali, alors qu’il était en conférence avec Modibo Keita, Sekou Touré, Houphouët-Boigny. C’était une réunion qui avait pour but de préparer les « indépendances ». Lors de la réception qui a suivi la réunion, mon grand-père, qui était avec Sory Kandia Kouyaté, le griot de Sékou Touré, a chanté les louanges des Présidents présents.
Et Maurice Yaméogo a été tellement ébloui qu’il lui a demandé « d’où viens tu ? ». Mon grand-père lui a répondu « je viens de chez toi, la Haute Volta ». Et le Président lui a dit, « ça tombe bien, nous avons besoin de toi au Pays, pour accomplir ta fonction de griot ». Alors mon grand-père et sa famille ont été escortés avec le cortège présidentiel pour rentrer en Haute Volta. Et une fois là-bas, il a été nommé « Chef des Griots ».
Claude : Tu disais : le rôle du griot est de chanter les louanges d’une personne et de ses ancêtres. Est-ce qu’il a aussi un rôle par rapport au village et au reste de la société ?
Sina : Le griot, on peut dire, c’est le gardien de la tradition et de la culture. Il est observateur. Il a l’obligation de récolter des histoires, les “manières de faire” de la société, et de les enseigner par exemple aux plus jeunes. Ce qu’il faut faire, ce qu’il ne faut pas faire. Les valeurs de la société.
Claude : C’est presque un rôle d’enseignant ?
Sina : D’enseignant, d’historien, de juge de paix aussi. Tu es aussi journaliste et parolier. Tu es dans ton laboratoire, tu dois faire des recherches, collecter des informations, c’est ton rôle. Dans les temps ancestraux, la population refusait que les griots puissent cultiver la terre, parce que leur fonction était reconnue comme une nécessité aussi forte que la nourriture. Quand il y a la guerre, c’est le griot qu’on appelle pour faire l’ambassadeur et l’intermédiaire. Quand il y a une dispute entre un homme et sa femme, aussi.
Claude : Cela passe uniquement par la parole, ou vous êtes aussi tous musiciens ?
Sina : Dans la cour familiale du griot, c’est une tradition, il y a toujours des instruments.
Claude : Et qui vous paye pour faire tout cela ? (rire de Soledad)
Sina : On donne de l’argent au griot, ou on lui fait des dons. Mais il n’y a pas de “tarif”.
Quand j’étais jeune, ma grand-mère, paix à son âme, qui s’appelait Tene Bakoussiri Kienou, la soeur aînée de mon grand-père, chantait les louanges des cultivateurs quand ils partaient travailler. Elle leur donnait de la force et du courage. C’est comme cela, dans ma famille, depuis plusieurs générations.
Soledad : C’est la société qui assure les moyens d’existence du griot. Quand on fait la “bénédiction”, ou quand on te donne ta généalogie, la personne qui reçoit donne de l’argent au griot, mais ce n’est pas le griot qui le “demande”. Le griot fait son travail, et on lui fait un don, on « valorise » son travail puisqu’il veille au bien-être de la société.
Claude (à Soledad) : Tu avais déjà croisé des griots lors de tes premiers séjours ? Il y avait un griot dans la compagnie théâtrale ?
Soledad : Non. Il y avait François Moïse Mamba, qui est forgeron, mais qui a été “adopté” par Sotigui Kouyate, qui était un grand griot et un ami aussi du grand-père de Sina. Parce que la “cour” du griot, c’est aussi une cour d’accueil. Comme une “ville dans la ville”. C’est assez impressionnant.
Sina : Si tu viens nouvellement dans le pays, la première chose que tu dois faire, c’est aller voir le griot, et il te dira “ton chemin”.
Soledad : Moi j’étais arrivée, via François Moïse Bamba, chez Sotigui Kouyaté, au Centre Djeliya. On y était encore il y a deux semaines. C’est très important : chaque fois que tu arrives et chaque fois que tu pars, tu dois aller voir le griot et saluer les plus anciens. Tu ne dois jamais partir sans “demander la route”. C’est une question de respect.
Sina : Il faut respecter la culture.
Claude : Qu’est-ce que vous entendez par “demander la route” ?
Soledad : C’est une expression. On te la donne, ou on ne te la donne pas. Au Burkina, il n’y a pas le même rapport à l’individualité. La société et les rapports sociaux sont toujours plus forts que les choix de l’individu. Si tu as “décidé” de partir mardi, le vieux peut te dire “non, tu pars jeudi”, parce qu’on a besoin de toi, ou parce qu’il a envie de te voir. Ce n’est pas “Il est 10h30, j’ai mon bus, je pars”. Il ne viendrait à l’idée de personne de “prendre la route” tant que le vieux ne te l’a pas donnée.
Bon, après, tout cela s’interpénètre, chacun fait comme il peut pour respecter ces “deux mondes”, et le jeune, et le vieux ; mais on “demande” quand même “la route”.
Et il faut toujours revenir par là où tu es passé. Je ne peux pas revenir au Burkina sans passer par le Centre Djeliya, sans aller saluer la famille. Ce serait considéré comme un affront. Une façon de ne pas reconnaître le passé, le lien qui existe entre eux et moi.
Claude : … D’accord (NB : Je me rends compte que j’ai souvent dit “d’accord”, dans cette interview. Avec un petit silence derrière. En fait, cela ne veut pas vraiment dire “je suis d’accord avec toi” (ni l’inverse d’ailleurs). La traduction exacte serait sans doute : “j’écoute et j’entends ce que tu me racontes, mais en fait, je n’y comprends rien” 😉 ). C’est vraiment un autre monde, avec des codes qu’il faut apprendre à maîtriser. Comment vous-êtes vous rencontrés ?
Soledad : Sur la route ! (rires).
Claude : Vous êtes nés sur deux planètes différentes. Et pourtant, aujourd’hui, non seulement vous faites de la musique ensemble, mais vous êtes mariés ! (rires)
Sina : C’est grâce à ce lien qui est la musique. La musique n’a pas de frontières. Elle permet d’aller dans tous les pays. Si tu veux aller en Espagne, laisse-toi bercer par la musique de flamenco, et tu seras en Espagne. La musique te fait voyager. Si tu comprends ça, tu es heureux toute ta vie. Et c’est grâce à la musique qu’on s’est rencontré.
Soledad avait été invitée au Festival Salon Musique par Patrick Kabré, mais comme elle ne se sentait pas assez à l’aise pour s’accompagner en solo à la guitare, Patrick lui a dit : “J’ai l’homme qu’il te faut : Sina !”. Et c’est comme ça qu’on s’est rencontré : à travers la musique.
Claude (à Sina) : Et toi, tu as appris la guitare comment ? Il y avait des guitaristes dans ta famille ?
Sina : Chez nous, on vit de la musique depuis des générations et des générations. La scolarité, les habits, la nourriture, tout ce que nous avons chez nous vient de l’argent gagné grâce à la musique. Mon grand-père jouait de la guitare, et chantait aussi.
Quand tu nais dans une telle famille, tout petit, ton oreille s’habitue aux sons.
On me disait pourtant : “Sina, tout le monde ne peut pas devenir musicien, tu dois aller à l’école !”. Mais moi je me cachais, je prenais la guitare, et je jouais un peu dans mon coin. Un jour, maman m’a surpris. J’ai cru que j’allais être puni. Mais elle a pris la guitare, et elle a commencé à me montrer. “Tu sais jouer de la guitare, toi, maman ???”. Je peux dire que ma mère, Mariam Dao, a été mon premier professeur.
Claude : Moi aussi, j’ai commencé à jouer sur la guitare espagnole de ma mère. Mais elle ne m’a jamais rien appris (rires).
Sina : Après, j’ai aussi joué sur la guitare de mon papa, Souleymane Kienou, et j’ai côtoyé plusieurs guitaristes de la famille. Quand on faisait… une cérémonie, comme pour les baptêmes, j’ai rencontré plein de musiciens, comme Moussa Traore, qui m’a beaucoup aidé. J’ai aussi joué dans l’orchestre de Issouf Kienou, qui m’a bien bien formé.
Claude : En marchant jusqu’ici dans la rue, vous me disiez qu’au Burkina, on se moquait un peu du jazz. Vous disiez qu’il fallait manger le poulet, et arrêter d’en parler. Vous pouvez m’expliquer cette histoire de poulet ?
Sina : Oh ! non… (rires). Chez nous en Afrique, on dit que le jazz appartient aux bourgeois. Si tu as le ventre plein, tu peux jouer du jazz. Mais si tu as vraiment faim, tu ne discutes pas du poulet, ou comment on l’attrape, ou comment on le plume, ou comment on l’élève, ou comment on l’égorge. Si tu as faim, le poulet, tu le manges ! Et les notes, tu les joues. C’est ça, la blague.
Claude : Mais la musique populaire que tu joues, vous l’écrivez comment, alors ? Il y a des grilles d’accords, des choses comme ça ? Ou bien vous la jouez uniquement “d’oreille”, dans la pure tradition orale ?
Sina : Même pour accorder la guitare, on n’utilisait pas la machine. Si tu n’as pas été à l’école de musique, il n’y a pas d’écriture. Tout le monde est autodidacte. Quand on joue ensemble, tout le monde est libre.
Claude (à Soledad) : Toi, il me semblait pourtant que tu as eu une formation musicale ?
Soledad : Moi j’ai aussi appris à chanter dans les repas de famille, avec mon père Joel Jaroszewski et ma grand-mère Yvonne Baudson. C’était une grande interprète, vraiment, j’ai beaucoup appris d’elle. Ce n’est que plus tard, après avoir fait l’INSAS et avoir commencé à chanter en public, que j’ai eu envie d’apprendre l’harmonie et le jazz. Mais je me suis vite sauvée du Conservatoire… le socle des standards américains et le peu d’ancrage dans nos propres racines, le manque d’intérêt aux discours musicaux ou textuels, la place stéréotypée de jolie plante assignée à la chanteuse… quelque chose de l’ordre du « poulet » !
Claude (à Soledad) : Tu m’as dit que ta famille était originaire de Pologne, mais que tu ne savais pas précisément pourquoi ton arrière-grand-père avait émigré en 1920 ? On sait que l’immigration polonaise était surtout économique, mais qu’elle s’accompagnait parfois d’une immigration juive qui fuyait l’antisémitisme (2).
Soledad : Les causes du départ de mon arrière-grand-père Josef Jaroszewski de Pologne restent un mystère dans la famille. Je ne sais même pas de quel village il vient ! Il semble qu’il ait voulu “disparaître” en France, abandonner sa famille, se remarier, refaire sa vie. Un drôle de coco, qui n’était pas très bien vu chez nous.
Mais un jour, mon arrière-grand-mère, Feliksa Kalwza, dont j’ai repris le nom comme “nom de scène”, a mis ses quatre enfants dans un train, et elle est venue le rejoindre dans le Nord de la France, avant de venir s’installer en Belgique.
C’est visiblement elle qui “tenait le bateau”. Elle avait conservé des liens avec la Pologne. Elle y importait des paquets de café, et elle en ramenait des bouteilles de vodka. C’est tout ce que je sais. Elle est morte en emportant ses secrets. Il y a eu la guerre puis il y a eu le mur, ça laisse des empreintes et des fractures très fortes dans les familles, ça génère de l’amnésie et de l’oubli.
Mais il y a tout un imaginaire culturel qui nous relie encore aujourd’hui à l’Europe Centrale. Mon père vibre en écoutant les Choeurs de l’Armée Rouge ou les violons tziganes… Il y a l’empreinte d’un manque, d’un déracinement, et un silence sans écho que nous avons tenté de remplacer par la musique.
Claude: …D’accord (sic). Quelque part, c’est aussi une histoire de mémoire, d’ancêtres et d’exil…
Soledad : Oui. Cela participe sans doute à ma fascination pour le Burkina, et à ma rencontre avec les griots, puis avec Sina. Moi qui n’arrive pas à “voir” deux générations en arrière, et qui ressens l’émotion de ce manque, comment ne pas être bouleversée et fascinée par ce peuple qui par l’oralité est capable de te raconter des histoires de familles qui remontent au XIII ème siècle !
Moi, j’ai beau maîtriser l’écriture, avoir leurs actes de naissance, j’ignore pourtant tout des origines de ma propre famille.
Comme j’ai la chance de vivre à côté de Sina, j’observe aussi concrètement comment cette tradition orale est transmise et partagée.
Quand on rend visite à des amis dans un village, Sina est bien sûr accueilli là-bas comme un “ami”, mais aussi comme un “griot”. Et tout le village le sollicite aussi à cet endroit-là.
Je me souviens à Beregadougou, son oncle, Lassina Guindo, quand il a appris sa venue dans la région, s’est déplacé depuis Banfora pour venir accomplir sa “mission” aux côtés de son neveu, pour éventuellement l’aider dans sa tâche et continuer à le “former”.
C’est bouleversant de voir comment cette société est ainsi structurée, de voir combien elle tient à sa mémoire, et de voir comment toute cette transmission passe par l’oralité.
On reste trois jours dans le village, et effectivement, on ne sort pas un seul billet de notre poche.
Tout le monde vient chercher “son histoire”, ou entendre le récit de telle “grande bataille”, et tout le monde nous nourrit et nous loge en échange. Chaque soir, c’est une grande veillée – je ne comprends pas tout, parce que c’est en dioula – mais il s’y échange des informations, et cela construit la mémoire sociale.
Voilà la vie d’un griot.
Claude : Cela remplace la télévision, le théâtre, le cinéma, les livres, les journaux …
Sina : Et la radio ! S’il y a des infos à faire passer, c’est le griot qu’on vient voir. Il monte sur un toit, joue avec le tamani (tambour à aisselle) et crie la nouvelle : “Demain, à neuf heures, on a besoin de tout le monde dans la cour !”. Si un enfant se perd, on va voir le griot, il l’appelle, et on retrouve l’enfant, cela a toujours été comme cela. Le griot, c’est la voix du peuple.
Claude : cela semble fort lié à un mode de vie villageois. Comment cela se passe-t-il en ville ? Par quartier ?
Sina : Oui, c’est cela, par quartier.
Soledad: Mais ce n’est pas forcément à l’échelle du village ou du quartier. Sory Kandia Kouyate a été un grand acteur dans l’apaisement des tensions entre la Haute Volta et le Mali en 1975, on dit que son chant a permis en pleine guerre à ce que les Présidents Lamizana et Moussa Traoré s’embrassent et mettent fin à la guerre.
Claude : Soledad avait évoqué “l’adoption” d’un forgeron par un griot. Est-ce qu’il y a moyen de “changer son destin” ? Est-ce que tout le monde peut devenir griot, ou est-ce que chacun est condamné à suivre “sa lignée” ?
Sina : En principe, les métiers sont héréditaires. Le griot dit au forgeron : tu peux venir écouter, mais n’oublie pas que ton métier, c’est d’être forgeron, comme l’était ton grand-père. Tu dois honorer tes ancêtres. Et moi, je ne vais pas aller faire le travail d’un forgeron. Ce serait mal vu dans la société.
On a aussi créé “des parentés à plaisanteries”.
Soledad : Ca, c’est un truc incroyable !
Sina : Pour qu’il n’y ait jamais de guerre, en réalité. Si tu as commis un acte irréparable, on dit : “Vous avez toujours été comme ça chez vous”, et tout le monde éclate de rire.
Claude : D’accord (sic)… Je n’ai pas très bien compris, là. J’ai dû rater une marche.
Soledad : C’est compliqué. (à Sina) Je peux essayer ? (à moi) La “parenté à plaisanterie”, si tu veux, c’est une pratique qui autorise, voir oblige, les membres d’une communauté à se moquer ou s’insulter. Au Burkina, tu peux ainsi assister à des scènes où des gens s’insultent, en allant parfois très très loin, mais c’est une façon d’utiliser “la parenté à plaisanterie”, on va faire la guerre “pour rire”.
Claude (qui ne comprend toujours rien) : D’accord.
Soledad : Pour vérifier si le lien est toujours là. “Toi, tu es un égorgeur de chèvres !”, “Oui, c’est comme ton grand-père qui…”. C’est une forme d’exorcisme du conflit communautaire par la plaisanterie et les histoires, en remettant tout à plat. C’est compliqué, hein… ?
Claude : En tout cas, c’est très différent de ce qui se passe en Europe. Il faut prendre du temps pour découvrir et connaître la planète de l’autre.
D’un autre côté, on connait la conception de “forteresse assiégée” qu’à souvent l’Europe par rapport à l’immigration africaine. Pour des gens qui s’aiment, même s’ils sont mariés comme vous, d’un point de vue administratif, c’est souvent très compliqué. Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées pour vivre et travailler ensemble ?
Soledad : Pour le moment, on a traversé cette situation injuste avec pas mal de chance. Depuis que nous sommes mariés, c’est à dire depuis juillet 2022, j’ai obtenu la nationalité burkinabè trois mois plus tard, passeport en mains. Sina, si tout va bien, il l’aura seulement dans cinq ans.
Claude : Le passeport belge ?
Soledad : Oui. Il a d’abord fallu obtenir un visa pour venir ici en Belgique. Pour pouvoir se marier, on a été soumis à des interrogatoires, à des visites domiciliaires, à plus de six mois d’enquêtes, pendant lesquelles tu ne sais pas très bien sur quel pied danser.
Un fameux stress. Tu ne peux pas quitter le pays (même pour aller en France).
Tu flippes à la veille de l’interrogatoire, parce que vous n’utilisez pas le même dentifrice, lui Colgate, et moi Sensodyne, et tu te demandes si cela ne va pas paraître “suspect” (rires). Un mariage avec un africain, pour l’administration, c’est toujours “suspect”. Même des amis, une fois sur deux, quand je parlais de mariage, ils me demandaient : “C’est pour les papiers ?”. Je ne sais même pas d’où ça leur venait.
Comme compléter le dossier prend beaucoup de temps, avec des documents qui doivent venir d’un autre continent, et d’autres qui ne sont valables que quelques mois, on s’est retrouvé pendant trois semaines “hors procédure”. Et là tu vis dans la peur, parce que durant cette période, Sina aurait pu être renvoyé au Burkina sans un mot d’explication.
Une fois qu’on a été marié, ne crois pas que c’est fini ! Pour vivre ensemble, il faut ensuite opérer un “regroupement familial”. Et là, ce qui est complètement dingue, c’est que c’est soumis à une condition économique. Tu dois gagner au moins 1725 euros par mois, sinon tu ne peux pas vivre avec ton mari ou ta femme ! Et attention ! Les éventuels revenus de ton conjoint ne comptent pas. Ils ne prennent en compte que ceux de la personne “qui opère un regroupement familial”. C’est à dire, toi.
Claude : Si tu es chômeur ou chômeuse, tu ne peux donc pas vivre avec ta femme ou ton mari ? C’est dingue ! Tu les avais, toi, les 1725 euros, comme comédienne au chômage ?
Soledad : Pas du tout. Mais j’ai pu “valoriser” le fait que j’étais propriétaire de mon appartement.
Sinon, j’aurais dû payer une avocate, déposer un recours, sans garantie qu’il aboutisse, et encore, à la Saint Glin-glin !
Il y a donc là clairement un facteur de discrimination “de classe” pour la personne qui accueille, qui vient s’ajouter à la discrimination “de race” pour la personne accueillie.
Même si tout ça est camouflé derrière des raisons “administratives”.
Nous, on a vécu dans cette insécurité pendant un an. Mais on sait qu’on a beaucoup de chance par rapport à ceux qui attendent pendant cinq ou six ans ! On a des amis qui se sont ainsi retrouvés au Tribunal parce qu’ils avaient humoristiquement ajouté sur leur porte les noms de leurs deux chats. Elle a été accusée de “trafic d’êtres humains” et “d’héberger des clandestins”. On n’a pas cru qu’elle vivait avec son compagnon, son fils… et ses deux chats. C’est complètement fou.
Claude : Vous vous êtes mariés en Belgique, au Burkina, ou dans les deux pays ?
Soledad : Pour le moment, en Belgique, et au Burkina… bientôt ! (rires). Mais il faut se préparer.
Sina : Mon grand-père a eu quarante-cinq enfants, dont douze sont morts, il en reste trente-trois. Moi je suis un de ses petit-fils, je ne sais pas combien nous sommes en tout, et je ne connais pas tous mes cousins.
Claude : Quelle est la religion, au Burkina ? Animiste ? Musulmane ?
Sina : Il y a plusieurs religions qui cohabitent. Il y a aussi des chrétiens.
Soledad : C’est très courant de trouver dans la même cour des chrétiens et des musulmans. C’est mélangé, quoi (3).
Claude: Quels sont vos projets plus spécifiquement musicaux ? Je vois régulièrement passer les annonces de vos concerts…
Sina : On voudrait entrer en résidence et faire un album. Enregistrer un disque. Nous avons été “découverts” par le label belge Homerecords … dans un bar au Portugal, où nous jouions miraculeusement pendant le WOMEX (Worldwide Music Expo) ! (5)
Soledad : Un concert incroyable, qui coïncidait en plus avec l’enterrement au Burkina de la grand-mère de Sina, la grande “griote” qui était l’aînée de ta famille (5).
Claude : Le répertoire que vous jouez, ce sont des créations originales, ou des reprises de morceaux du répertoire ?
Soledad : Disons qu’on est en train de s’interroger sur notre “processus de création”. Jusqu’à présent, moi je collectais des chansons populaires que j’avais croisées en cours de route, et Sina restait fidèle à son style “mandingue” pour les accompagner. J’ai composé aussi, parfois j’écris les paroles, d’autres fois je mets en musique des poètes : Rilke, Alfonsina Storni …
C’est sur cette base qu’on s’est rencontré, et c’est ce qui a fait la magie du truc. Moi je proposais des harmonies, et Sina, avec son “mandingue”, il passait à travers tout. Pour le disque, on s’interroge.
Est-ce qu’on part de notre répertoire actuel ? Ou est-ce qu’on part d’une page blanche, en tentant l’aventure d’une “vraie” création à deux ? Voilà où nous en sommes.
Claude : C’est quoi, le “mandingue” ?
Soledad : (à Sina) Tu permets ? (à moi) Le Mandé, au XIII ème siècle, c’est la réunion de toutes les communautés d’Afrique de l’Ouest, et le “mandingue”, c’est la culture commune à toute cette région, qui préexistait aux Etats nés ensuite de la période coloniale. La colonisation a fracturé tout cela, mais le dioula est parlé dans presque toute l’Afrique de l’Ouest. La musique et la culture se moquent des frontières, elles sont transnationales. Et musicalement, le “mandingue”, c’est… c’est… (à Sina) … C’est ce que tu joues ! Voilà : c’est un héritage.
Sina : La musique, c’est vraiment une langue. Quand je joue dans un “style” qui appartient à une communauté, dans la façon dont je joue de la guitare, “j’imite” le rythme et la sonorité de la langue, je “parle” avec l’instrument.
Pour le disque, on veut d’abord choisir les légumes qu’on mettra dans la sauce, avant de couper les oignons et de mélanger les condiments.
Claude : On va devoir en rester là, car c’est déjà une longue interview, et après, je dois encore tout retranscrire (rires). Encore une chose que vous souhaiteriez ajouter ?
Sina: Il n’y a pas de pronoms “il ” et “elle” chez les dioulaphones.
Soledad : Ils ont inventé le “iel” bien avant nous. On attend de pied ferme les ONG qui vont venir le leur apprendre (rires).
Propos recueillis par Claude Semal le 24 avril 2023.
NB: les photos de Soledad et Sina sont de Martin Demay pour RASCA Productions.
(*) Burkinabè ne s’accorde ni au pluriel ni au singulier, les burkinabè y tiennent beaucoup.
(1) Organisation Non Gouvernementale.
(2) 700.000 Polonais ont émigré en France au début des années ’20 pour venir y travailler, essentiellement dans les mines du Nord. Il y avait par ailleurs à cette époque plus de trois millions de juifs en Pologne, qui furent pratiquement tous exterminés pendant l’occupation allemande en 40-45.
(3) Selon Wikipédia, il y aurait au Burkina 60% de musulmans, 20% de chrétiens, 15 % d’animistes et 5% de protestants.
(5) Lire aussi dans l’Asympto : PRENDRE LE RISQUE DE NE PLUS JAMAIS ME RETROUVER ICI par Soledad Kalza
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