LA FABRIQUE DE LA DÉSINFORMATION par Julien et “FAKIR”

Notre excellent confrère français “FAKIR”, fondé par le journaliste militant François Ruffin, publie dans son dernier numéro un reportage / témoignage qui vaut son pesant de cacahuètes (et peut-être même de stylos BIC et de gommes arabiques).
“Julien”, journaliste indépendant, y raconte comment, pendant des années, il a écrit sous pseudo des centaines d’articles pour une “agence” spécialisée dans la désinformation.
Jusqu’au jour où il a reçu pour “commande” un article de presse… pour dégommer le “député journaliste militant” François Ruffin.
Et là, comme souvent avec “FAKIR”, l’exercice de style a tourné au canular / dénonciation, dans le genre “arroseur arrosé” (cf le délectable et très (im)pertinent “docu” : “Merci Patron!”).

Le métier de journaliste, auréolé du prestige et des pratiques de ses glorieux ancêtres, est souvent présenté comme un des piliers de la démocratie. Et cela pourrait évidemment être vrai. Ce l’est d’ailleurs parfois. Encore faut-il pour atteindre ce noble but que les journalistes soient vraiment libres de leurs pensées et de leurs actes.
Or si huit ou neufs millionnaires, qui ont fait fortune dans le commerce des blindés, des avions à réaction, du béton armé et des cosmétiques de luxe, ont racheté 90% de la presse française, ce n’est pas par amour immodéré de la démocratie.
C’est parce qu’ils espèrent ainsi, à terme, mieux protéger et défendre leurs intérêts de firme et de classe.
Dis-moi qui te paye, je te dirai ce que tu dois penser, ou plutôt, ce que tu vas écrire.
Entendant cela, tous les journalistes vous diront, la main sur le cœur, juré craché, si je mens je vais en enfer, qu’un tel sous-entendu insulte leur conscience professionnelle, leur indépendance d’esprit et leurs pratiques professionnelles.
Et que c’est donc un pur hasard si neuf éditocrates sur dix sont des libéraux militants pur sucre. Ou si Macron s’est retrouvé vingt-cinq fois en couverture des magazines avant même de s’être officiellement déclaré candidat à l’élection présidentielle.

Dans cet article-ci, c’est encore autre chose. C’est un lien direct démontré et documenté entre un journaliste mercenaire et ses commanditaires de l’ombre pour “fabriquer” de la pure désinformation. Pour manipuler l’opinion publique et les “décideurs”. Et c’est trrrèèès intéressant.
En espérant évidemment que “Julien” ne soit pas ici le pseudo d’un petit malin qui aurait décidé, une fois de plus, … de “bidonner” un de ses articles en racontant de savoureuses salades.

Claude Semal

NB: Cerise sur le gâteau, on vient d’apprendre que l’actuelle porte-parole du gouvernement français, Olivia Grégoire, a codirigé iStrat, cette même agence de lobbying numérique, de juin 2013 à 2014. Il n’y a pas à dire : la désinformation, c’est un métier !

« On m’a commandé un article pour dézinguer Ruffin. Je l’aime bien, moi, Ruffin… Je réponds quoi ? »
Il y a quelques mois, on recevait un coup de fil de Julien, un copain journaliste qui fait des ménages dans la com’, pour payer les factures.
Articles bidon, médias complices, déstabilisations, grands groupes pleins aux as… Julien nous raconte le business secret des « agences fantômes ».

De  : Alice
Objet  : Commande semaine 16012017
Salut, j’ai un article à te commander pour la semaine prochaine, 60 euros, dis moi si c’est bon pour toi☺
1 article sur l’adhésion du Montenegro à l’OTAN qui suscite de plus en plus de polémiques. Il faut que l’article soit neutre et journalistique tout en développant que le Monténégro est trop corrompu et victime de trop de crime pour adhérer à l’OTAN. Ne pas parler de la Russie.
Voilà, merci encore !
Alice

Ce genre d’emails au ton professionnel et complice, j’en recevais plusieurs par semaine.
Au fil du temps, c’était même devenu une habitude. Je prenais connaissance du sujet, je me mettais dans la tête du client, m’efforçais de donner à l’argumentaire l’apparence d’un vrai article. Avec le temps, ça me demandait de moins en moins d’efforts. En deux ou trois heures, c’était plié. Parfois, je me surprenais à torcher un papier sans avoir besoin de me concentrer, en mode pilote automatique.
Un vrai robot.
Dès le lendemain, quand ce n’était pas quelques heures plus tard, je recevais une nouvelle commande de l’agence pour vanter le savoir faire d’EDF en matière d’énergie nucléaire, dénoncer la concurrence déloyale d’Airbnb face aux hôteliers ou encore souligner le laxisme de la France vis à vis d’un opposant au président kazakh. Peu importe le sujet  : ma plume était devenue aussi prolifique que tout terrain. En six années de collaboration avec « l’Agence », je leur ai pondu 595 articles. Cinq cent quatre vingt quinze. Près de deux par semaine, vacances comprises. Sur toutes les thématiques, certaines parfois dont je ne savais rien  : énergie, politique internationale, nouvelles technologies, santé, économie – et j’en passe. Ce n’était pas du journalisme, évidemment. Mais hormis un court syndrome de l’imposteur, pas de problème de conscience  : tant qu’on ne me demandait pas de nuire directement à quelqu’un, ou de faire l’apologie d’un criminel notoire… Il fallait bien gagner ma croûte. Et puis, si ce n’était pas moi, quelqu’un d’autre le ferait.

Comment j’en suis arrivé là, à 30 ans passés ? A écrire des articles bidon pour flatter l’égo ou servir les intérêts des riches et des puissants ? C’était clairement pas dans mes projets, en sortant de l’école de journalisme… Tout commence en 2015, quand je me mets à mon compte comme journaliste pigiste, après plusieurs années de salariat. On est un jeune couple qui vient de s’installer, des projets de bébé… Mais vivre uniquement de la presse, c’est compliqué. Tandis que dans la communication, l’argent coule à flots. Afin de compléter mes maigres piges, j’accepte donc quelques missions dans la com’  : bosser pour des entreprises, des institutions… Un beau jour, je reçois un message sur Jemepropose.com. Le genre de sites qu’on consulte plutôt pour trouver une femme de ménage, un prof d’anglais ou un jardinier. « Notre agence recherche un rédacteur indépendant capable d’écrire des articles journalistiques sur des sujets variés  : économie, politique, énergie, etc. Puis je vous appeler dans la journée ? » C’est signé d’un certain « Damien Escande, de Public Relations Agency ». Ben oui, tu penses  : j’ai besoin de bosser ! Au téléphone, il m’explique, pour le moins vaguement, ce qu’il attend de moi. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis sceptique.
Il me propose un test  : je reçois un petit topo par mail, et plusieurs liens vers des articles sur le même sujet. À partir de ces éléments, ma mission  : produire un texte qui ressemble à un vrai article, avec titre, chapô, accroche. Pour répondre à mes questions un peu insistantes, il m’indique que le papier sera probablement publié sur un « média généraliste tendance réac, mais pas trop ». Ah ouais ? Quand même… Mais bref, je ne suis pas bien avancé… Le sujet  : les errements de la junte thaïlandaise. Première nouvelle  : la Thaïlande est sous le contrôle des militaires ! Je débarque complètement, sur ce coup là… Au bout d’une journée de labeur, j’accouche d’une première version que j’envoie à mon correspondant. Il semble satisfait et me commande d’emblée un autre article sur l’électrification en Afrique. Quoi ? Les deux tiers du continent africain ne disposent pas d’électricité ? Vite, je me rencarde sur le sujet, bricole un truc qui tient à peu près la route. Je prends le pli…

Les jours suivants, je me demande, quand même, où vont atterrir mes articles. Je fouille, je veille.
Au bout d’une semaine, enfin ! Je repère celui sur la junte thaïlandaise, par la magie des mots clés sur Google. Il a été publié sur Contrepoints.org, « journal en ligne qui couvre l’actualité sous l’angle libéral ». Ah. Ce média est reconnu par le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (SPIIL). Mais à part le titre modifié, et deux phrases ajoutées, mon article y est retranscrit mot pour mot. Même mon accroche d’un goût douteux est restée intacte  : « Au pays du sourire, seuls les professionnels de l’armement ont encore la banane. » Franchement, j’ai du mal à y croire. Je m’attends à ce que l’imposture soit rapidement démasquée, l’article retiré du site. Mais non. Et je ne suis pas au bout de mes surprises… Le papier – on parle bien de celui que j’ai écrit ! – est signé par un certain « Hugo Revon » (qui n’est pas moi, donc !), un « rédacteur web » qui « télétravaille depuis Bangkok, où il a posé ses bagages en 2014 ». Pour rendre crédible ce faux article, bricolé en quelques heures, on fait donc croire aux lecteurs que l’auteur vit dans le pays… Et on ne se gêne pas pour en rajouter une couche, histoire de lui donner des traits plus humains  : « Amoureux de l’Asie, il envisage d’emménager à Taïwan début 2016 », conclut la petite biographie qui accompagne la photo d’Hugo.

Je fais quelques recherches sur ce rédacteur qui signe mon texte. Qui est-il ? Existe-t-il seulement ? Étrangement, je ne trouve rien sur lui en dehors de ses contributions sur Contrepoints. Sur Google Images, sa photo renvoie aux mots clés « hair salon » (« salon de coiffure »). C’est sûrement celle d’un mec qui venait juste pour une coupe… Certains, quand même, contestent. « Pourquoi Contrepoints persiste à donner la parole à ce petit morveux qui déblatère sur un pays qui l’héberge sans comprendre quoi que ce soit sur sa culture et sur sa fierté ? », s’étouffe ainsi « P du 78 », qui semble avoir l’œil. Mais son commentaire est rapidement supprimé. L’article, lui, six ans après, est toujours en ligne.
Quelques semaines plus tard, Hugo Revon « signera » un autre de mes articles sur la junte thaïlandaise, toujours sur Contrepoints. Et comme visiblement je deviens un spécialiste international du sujet, Public Relations Agency me commande dans la foulée une tribune sur le même thème… Elle est publiée, elle, sur le blog du Huffington Post, soi disant par Andrei Sorescu, « employé d’ONG en Europe de l’Est ». Là aussi, avec photo à l’appui… Je ponds une nouvelle tribune, encore  : « Thaïlande  : le recul inquiétant de la démocratie. » Direction le site de L’Express… Et elle est signée, pour une fois, d’un personnage réel ! Jaran Ditapichai, l’avocat leader des Chemises rouges (mouvement ouvrier d’opposition thaïlandais), en exil à Paris depuis 2014. Je ne saurai jamais qui sont les commanditaires de cette série d’articles contre la junte militaire, mais je commence à mieux comprendre les méthodes employées par l’Agence  : j’ai mis le doigt, et même tout le bras, dans une agence de lobbying tous azimuts qui infiltre la presse…
C’est tellement énorme, tout ça, que j’ai du mal à y croire. Au point que ça me fait rigoler. Peut être par manque de morale, une sorte de cynisme froid, mais surtout par peur de manquer d’argent…

***

Au bout d’un mois, j’envoie ma première facture. On me dit de la mettre au nom mystérieux de « MM », société domiciliée rue de Presbourg, Paris XVIe. Le premier virement se fait attendre, mais finit par tomber. J’enchaîne avec de nouvelles commandes, du coup. Et, rapidement, je jongle entre des sujets très variés  : politiques africaines, arabes et eurasiennes, déboires des géants du numérique (Airbnb, Waze), santé des grandes entreprises (EDF, Air France, LVMH), atouts de la cigarette électronique, essor des énergies renouvelables, guerre entre les mutuelles, dangers du live streaming, etc.
Mes articles sont signés Franck Barbier, Clémence Patel, Matthieu Guérin, Nathalie Dauclerc, Cécile Honoré, Daniel Fadiga, Hervé Meurice, Modeste Kante, Jean Baptiste Giraud, Laure Martin, Martin Lévêque ou encore Antoine Vesselovski.
Je suis tantôt consultant en économie, experte en géopolitique de l’énergie, journaliste écrivain gabonais, consultant en énergies renouvelables et solutions alternatives, ancienne infirmière cadre devenue consultante dans la santé, professeur d’histoire géographie spécialiste des questions africaines, chargé d’études techniques actuarielles, entrepreneur rédacteur en chef, juriste spécialisée en droit de l’internet, consultant en nouvelles technologies, auditeur risques à l’international…
Tous mes articles, tous, échouent sur des sites d’information spécialisés, alternatifs, ou sur les blogs de médias reconnus (Mediapart, Huffington Post, Les Échos…), ces espaces dont les rédactions délèguent le contenu à qui le veut. J’écris aussi, tant qu’on y est, des tribunes signées par des responsables politiques et dirigeants d’entreprise. Je m’évertue à appliquer la méthode distillée dans les briefs  : présenter le sujet de manière neutre en se raccrochant à l’actualité, défendre les intérêts du client, et brouiller les pistes avec d’autres exemples, sans lien apparent. Tout cela avec la complicité des médias qui publient cette propagande déguisée. Personne ne semble remarquer le subterfuge. La recette doit être bonne…

Parmi les sujets récurrents, il y a Linky.
Le compteur communicant d’Enedis (ex ERDF) équipe désormais la plupart des foyers français. On est en 2016, ça gronde contre le petit boîtier jaune anis. Des milliers de Français s’opposent à son installation, et plusieurs maires décrètent même son interdiction dans leur commune. Ils redoutent la surexposition aux ondes électromagnétiques, l’exploitation des données collectées à des fins commerciales, les répercussions sur la facture d’électricité. Alors, il faut tuer le mouvement de contestation dans l’œuf. Et pour ça, Public Relations Agency est l’arme adéquate. On me commande des dizaines et des dizaines d’articles sur les nombreux atouts de Linky, les travaux scientifiques qui attestent de son innocuité et le respect des données collectées.
Florilège de titres  : « Quand l’idéologie se bat (et s’incline) contre la science » (24heuresactu.com). « L’incompréhensible campagne de dénigrement du compteur Linky » (Planetebusiness.com). Ou encore  : « Au Canada, l’expérience réussie des compteurs communicants » (Lasantepublique.fr). Parfois, le ton est plus direct  : « Linky  : le refus des particuliers et des communes est illégal » (Juriguide.com). Sur Contrepoints, mon article intitulé « Le compteur Linky mérite-t-il d’être aussi craint ? » déclenche une avalanche de réponses, tout comme ma tribune sur Agoravox.fr  : « Linky  : non, M. Lhomme, nous ne paierons pas pour vos coups de sang. »
Dans les discussions exaltées qui s’ensuivent, même les personnes incriminées (Annie Lobé et Stéphane Lhomme) y donnent leur version. Avec ces faux articles, et leurs relais sur les réseaux, je suis au cœur des débats d’actualité. Je me rassure et soigne ma conscience en me disant qu’on ne touche à rien de personnel. Qu’on reste sur des débats techniques… Je me dis, aussi, que tout ça ne va pas durer. Qu’un des autres rédacteurs – même si nous ne nous connaissons pas – va dévoiler ces méthodes. A ma grande surprise, rien ne se produit.

Voilà qu’à la même période, on me commande de plus en plus d’articles sur le glyphosate, l’agent actif du Roundup de Monsanto. Le but  : décrédibiliser le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC). Pourquoi ? Ses rapports classent le glyphosate comme produit « potentiellement cancérigène » – au même titre que la viande rouge, la charcuterie et les boissons chaudes, c’est dire la violence de la charge… Mais c’est encore trop. Alors, dans mes titres, j’annonce la couleur. « Recherche sur le cancer  : le périlleux numéro d’équilibriste du CIRC », lit-on dans mon article publié sur Lejournaleconomique.com. Sur 24heuresactu.com, je titre, finement  : « Le CIRC de la recherche internationale sur le cancer. » Sur Jolpress.com, je suis un peu moins inspiré  : « Le CIRC ou le règne de tout et son contraire ».
Mais y a quelque chose qui coince, là-dedans.
C’est que j’ai besoin d’en parler, de tout ça. A ma compagne, en premier lieu, bien sûr. Ma compagne qui est une écolo convaincue… Je me fais engueuler, forcément. « Je t’interdis de continuer à écrire sur le sujet ! » Et je vais lui répondre quoi, moi ? Parce que là, on l’a dépassée, la limite. Je l’ai dépassée. Pris dans le système, à pisser la copie, j’en ai oublié l’essentiel  : les luttes de pouvoir, les pressions derrière ces articles en apparence inoffensifs. Et leurs conséquences concrètes, à court ou long terme, sur nos vies. Je n’écrirai plus sur le CIRC, désormais, malgré les sollicitations répétées de l’Agence. Filez ça à d’autres rédacteurs.

Pourtant, au fil des mois, on propose d’augmenter ma rémunération. Je suis un bon producteur de désinformation, le parfait bras armé (d’un stylo) des lobbyistes. Je n’ai même pas à réclamer  : de 60 euros l’article, je passe à 70, 80 puis 90 euros. Et au bout de quelques années, je n’écris pas pour moins de 110 euros. Pour les sujets un peu techniques, les tribunes et les urgences, allez, ça peut aller jusqu’à 200 euros.
Je peux écrire sur n’importe quoi, de n’importe où et à n’importe quelle heure, avec une simple connexion internet. Pas besoin de me déplacer pour interviewer, encore moins pour enquêter, ni même de décrocher le téléphone. Pensez-vous… Tout cela, pour moi, est devenu beaucoup plus rentable que mes collaborations avec des magazines, les vrais. Pourtant, je veux arrêter de bosser pour l’agence fantôme. Mais difficile de dire non à cet argent facile. Certains mois, leurs commandes représentent jusqu’à la moitié de mes revenus. La famille s’est agrandie, c’est pas le moment de se serrer la ceinture.
Pourquoi ces articles sont ils aussi bien payés, d’ailleurs ?

J’ai la réponse chaque jour, quand je les retrouve en tête des résultats sur Google Actualités. C’est précisément l’objectif recherché par leurs commanditaires  : abreuver internet de contenus flatteurs ou complaisants pour leurs clients afin d’influencer l’opinion publique, de faciliter leurs affaires ou de taper sur un concurrent. Un incendie à la centrale nucléaire de Flamanville, en Normandie, fait les gros titres dans les médias ? On me commande en urgence une série d’articles pour souligner la sûreté des installations nucléaires en France, la rigueur des contrôles et la fiabilité de la sous traitance. Comme un pompier qu’on appelle pour éteindre l’incendie.
Et mes talents se déclinent à l’international.
Pourquoi voir petit ? L’Agence fantôme compte parmi ses clients plusieurs dirigeants et opposants politiques dans le monde entier  : je vais devenir leur plume attitrée. En 2016, année d’élections présidentielles dans une quinzaine de pays d’Afrique subsaharienne, je tresse des louanges à Idriss Déby, l’ancien président tchadien au pouvoir depuis 1990. Je sers la soupe à Ali Bongo, l’héritier de la dynastie qui règne sur le Gabon depuis 1967. Son principal opposant, Jean Ping, monte dans les sondages ? Je mets en doute sa moralité dans « Jean Ping face à ses contradictions » (Ladiplomatie.fr). Quitte à prendre des raccourcis fallacieux  : parce qu’il est « né d’un père chinois », je le « soupçonne de servir les intérêts de la Chine ». Je déroule aussi le tapis rouge à Denis Sassou Nguesso, pas repu de 32 années passées à la tête de la République du Congo, en essayant tant bien que mal de minimiser les violences contre l’opposition. Coup de bol, ou pas  : les trois souverains sont réélus dès le premier tour. Ça ne marche pas à chaque fois. À Djibouti, mes articles sur le despotisme du président Ismaïl Omar Guelleh, réélu à plus de 87 % des voix, n’ont pas suffi. Comme Alpha Condé en Guinée et Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire, Omar Guelleh s’arrangeait avec la Constitution pour prolonger son mandat. Je parlerai de « dérive autocratique » pour le premier, mais de procédé « légitime » pour le second. Comme le bon et le mauvais chasseur, en somme…

Je le sens, confusément  : je cautionne leurs politiques. Mais je me sens, pour l’heure, encore complètement déconnecté de mes écrits. Qui peut croire un seul instant à mes articles sur la croissance verte en Arabie Saoudite ? N’empêche  : mêmes lestés de casseroles, les hommes d’affaires dont je vante les mérites ont droit à mes articles en tête des recherches sur Google… J’en parle à mes proches. A mon pote Cyril, journaliste à Fakir, qui se marre  : « Tu fais et tu défais les présidents, en somme ! » Avant d’ajouter, plus sérieux  : « N’empêche, c’est un vrai bon sujet à raconter… »
Il n’a pas tort. D’autant que mes états d’âme remontent à la surface, de plus en plus. « Y’a rien de faux dans ces articles, me rassure une des consultantes de l’Agence. Bon, c’est un peu borderline parce qu’on sert l’intérêt du client, mais c’est quand même de vrais articles, avec de vraies infos. Et bien écrits, en plus ! » Elle, c’est Cécilia Veloso. Visiblement, elle ne voit rien de mal à mélanger journalisme et lobbyisme. J’ai beau essayer de la cuisiner, chercher la confidence, je me heurte à un mur. « Les médias ont besoin de contenu, on leur en offre gratuitement. Tout le monde s’y retrouve ! » Parce que, oui, j’ai oublié de le préciser  : tous ces articles sont fournis gratuitement…

« À ma connaissance, c’est la seule agence à faire ça… » Cécilia est même plutôt admirative du concept. Enfin, quand je dis « Cécilia »   : il ne m’avait pas fallu longtemps pour m’apercevoir qu’elle utilisait un pseudo. Je m’en doutais déjà, à vrai dire. Par curiosité, j’avais recherché son nom sur le web. Inconnue des moteurs de recherche, comme presque tous mes autres interlocuteurs à l’Agence. De fait, chez Public Relations Agency, même les employés se cachent sous de faux noms. Et moi, je m’y perds. À un moment, je bascule  : je ne suis plus certain de discerner le réel du fictif. J’ai l’impression, vraiment, d’être Jim Carrey dans The Truman Show.
Je me dis, enfin, que je tiens un scoop.
Qu’il faudra que je sorte, moi-même, cette affaire. Je me renseigne sur l’Agence, ses gérants, et tombe sur une enquête du Journaldunet.com. Elle dévoile les pratiques d’une agence, iStrat  : faux articles, photos trafiquées et infiltrations des médias en ligne… Pour brouiller les pistes, les dirigeants d’iStrat ont plusieurs fois changé le nom de leur boîte, fusionné avec d’autres, pour former au final « Maelstrom Media ». Comme le fameux MM, à qui j’adresse mes factures ? Oui, c’est bien eux  : Public Relations Agency n’était qu’une façade, et le siège a même été déménagé du XVIe à Paris vers Bratislava. En Slovaquie ! Je continue à creuser. Je découvre que les mêmes dirigeants ont fondé Avisa Partners, une « société d’intelligence économique, d’affaires internationales et de cybersécurité », selon ses propres termes. Un groupe en pleine croissance, mais visé par une enquête de la DGSE, d’après Jeune Afrique. On nage en plein délire…

Cette fois, c’est le pompon. Le nouveau brief qu’on m’envoie ce jour-là me demande de faire la promo d’un bouquin qui cherche à dézinguer… François Ruffin. Je ne l’ai jamais rencontré, mais il me paraît sincère, Ruffin. Je l’aime bien. Et puis, Cyril bosse avec lui, à Fakir. Pour une fois, je ne veux pas l’écrire, cet article. Mais je connais la règle  : si je refuse, un autre rédacteur s’en chargera. J’appelle mon pote, qui se marre (encore). « On en parle avec François, et je te rappelle. Mais y a peut être moyen de s’amuser… » Je me demande si j’ai pas fait une bêtise, quand même. J’ai vu Merci Patron !  : avec Fakir, j’ai affaire à des experts… Une demi heure plus tard, le téléphone sonne  : Cyril.
— « Bon, le papier pour dézinguer Ruffin, tu vas l’écrire, oui. Enfin, plutôt, non  : je te propose qu’on l’écrive, nous.
— Hein ?
— Ben oui. On n’est jamais mieux servis que par soi même. Nous ça nous fait rigoler, et toi, tu seras payé à rien faire !
— Si vous le sentez comme ça, on peut tenter le coup…
»
Deux heures plus tard, l’article arrive sur ma boîte  : un article presque trop bien écrit et documenté ! Avec des formules si drôles qu’il en paraîtrait presque louche ! Allez, quelques minutes pour le mettre à ma sauce, faut quand même pas se faire repérer, et je le balance à l’agence. J’y crois à peine  : la consultante qui m’a passé commande n’y voit que du feu. L’article, rédigé donc par l’équipe de Fakir, est publié dès le lendemain sur un média qui prétend proposer un traitement alternatif de l’actualité. Le papier est signé par un certain « Kevin, rédacteur spécialisé politique ». Sa photo de profil a été récupérée sur une banque d’images gratuites. Celle des autres journalistes du site aussi. Un grand classique, quoi. On hallucine, quand même, que tout ça soit passé aussi facilement.

Une petite question me taraude, quand même (et taraude aussi mes nouveaux amis fakiriens)  : qui se cache derrière cette campagne de dénigrement ? Les spéculations vont bon train. Certains prennent des paris. Je cherche, discrètement, par quelques questions bien placées, à en savoir plus auprès de l’Agence. Mes tentatives de percer le secret restent vaines. Je n’insiste pas  : faudrait pas qu’ils se méfient trop, non plus… Jusqu’au jour où je reçois les instructions pour envoyer ma facture. Dont le « code ». Tiens, c’est vrai, j’avais oublié  : chaque facture comporte un code client, anonyme, qui relie l’article à son commanditaire.
Un code donc  : PA DI P 2340. Celui là me dit quelque chose.
J’ai déjà bossé pour ce client là. J’en suis à peu près certain.
Je fouille, fébrile, mes anciennes factures, à la recherche du même code. Je mets les papiers bout à bout. Un article qui crache sur Chanel, un autre qui dénigre Victoria’s Secret – la lingerie de luxe. Ça sent l’entreprise qui tape sur la concurrence… Un autre, tiens, encore le même client, mais laudatif cette fois, pour saluer, pendant la crise, l’engagement et les bons chiffres de LVMH, et il me faut insister sur « les recettes de ce succès  : l’innovation, l’autonomie, l’esprit entrepreneurial ». Et un dernier pour souligner la popularité et vanter l’engagement de… Bernard Arnault !
Voilà, donc, le client qui se cacherait derrière « PA DI P 2340 » !
Visiblement, malgré les écoutes contre Fakir, malgré un procès devant la justice évité grâce au paiement de dix millions d’euros, Bernard n’a toujours pas digéré Merci Patron !…

Octobre 2021

Je suis blasé, blasé par cette manipulation de masse et des masses. A plusieurs reprises, je décide de raccrocher. J’avais juste besoin d’un coup de pouce… Il est venu à la fin de l’année 2021.

Cécilia Veloso m’appelle pour m’informer qu’un journaliste, Sylvain Pak, enquête sur un site internet, racheté à EDF, et que l’Agence alimente en articles. « Il a dit qu’il cherchait à te joindre. Ça ne sert à rien de discuter avec lui ! » Vent de panique à l’agence. Nicolas Faure, chef de projet digital, tente de m’appeler trois fois en cinq minutes. Ça faisait deux ans que je n’avais pas eu de nouvelles. Je finis par décrocher. « S’il t’appelle, dis lui de t’envoyer ses questions par mail. Je me méfie de ce genre de mecs capables de monter un truc à la con à partir d’un rien. Il est pas net. » Et d’ajouter, comme pour se rassurer  : « Nous, on est ultra clean, on n’a rien à se reprocher. » Puis, par texto  : « Nous préférons que tu ne communiques pas le nom de l’Agence, ni de ses collaborateurs. ».
À quoi ça sert, bordel ? Ils utilisent tous des pseudos ! Sans nouvelles de Sylvain Pak, je décide de le contacter. Il enquête sur EDF pour Complément d’enquête sur France 2. J’attendais ça depuis trop longtemps. Alors, je balance tout  : les articles favorables au nucléaire, à la stratégie du groupe, ceux qui tapent sur la concurrence… Il en gardera trois minutes.
Je sais que l’Agence ne sera pas dupe.
Que mon témoignage me coûtera peut être ma dernière facture. De fait, trois mois après la diffusion de l’émission, l’Agence ne m’avait toujours pas réglé les 470 euros qu’elle me devait, malgré mes nombreuses relances. Il aura fallu envoyer un courrier en Slovaquie pour récupérer mon dû. Un bien faible prix à payer pour mon indépendance retrouvée.
Pour ma conscience, on verra avec le temps…

Julien Fomenta Rosat

***
NB: Vous pouvez acheter “FAKIR” en édition papier dans toutes les bonnes librairies (comme “Press Café”, Place Albert à Saint-Gilles). Cet article a été publié dans le n°103, actuellement en kiosque. Il est mis à la disposition du public, en intégralité, et gratuitement, parce que des milliers de personnes l’achètent dans les kiosques, s’abonnent à leur journal et ainsi, les financent. Rejoignez-les !
Sinon, leur site est par ici : https://fakirpresse.info/

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