“Il N’Y A PLUS D’ÉCHO À MOSCOU” par Françoise Nice

Lors de ses reportages en Russie pour la RTBF, la journaliste Françoise Nice a régulièrement collaboré avec la rédaction de “Echo de Moscou”. La radio et son site web ont tenu bon, malgré les offensives variées et successives de la censure. Depuis 1990, elle était « la » voix exemplaire du journalisme professionnel et indépendant dans la Russie de Poutine. Jusqu’à cette semaine, où en trois coups, “Echo de Moscou” a été réduite au silence.

 
Hier (samedi 4 mars), notre échange a été bref. « Ce n’est pas nous qui avons décidé d’arrêter. Nous y avons été contraints. Nous prenons acte de cette interdiction. Nous vidons les bureaux, réglons la liquidation administrative de la radio. Il y a du boulot. Et pour la suite, nous avisons ».
Au téléphone, Sergueï Buntman, fondateur et rédacteur en chef adjoint de la radio Echo de Moscou, a sa voix de toujours : claire, concise, sans affect. Pas moi, je flanche sur le trottoir au milieu des poireaux que je viens de ramener du marché bio, j’en pleurerais entre les pages de toutes les gazettes que je ne parviendrai pas à lire. Après tant de nuit passée devant la télé, sur les réseaux sociaux. La guerre en Ukraine, je mesure son impact sur cette société russe que je connais mieux.
En écoutant Sergueï me donner l’essentiel de ce que je dois savoir, en journaliste aguerri, je repense à l’unique coup de fil jamais échangé avec Anna Politkosvkaïa, au début des années 2000. C’est lui qui m’avait donné son numéro.
Au bout de mon Nokia, elle s’était montrée aussi stressée que méfiante. L’interview téléphonique projetée n’eut jamais lieu. Elle courait par monts et par vaux, entre le Caucase et Moscou, et la rédaction de Reyers m’avait imposé d’autres urgences ce jour-là. La Tchétchénie, c’était si loin.

Moscou vue depuis les bureaux de “l’Écho”

Hier, au téléphone, Serguei gardait tout son sang-froid. Alors que désormais lui et ses camarades n’ont plus qu’un seul choix : la clandestinité ou l’exil. Sans parler de la perte d’un revenu ou de l’inquiétude des familles.
Connaissant la rédaction d’Echo de Moscou, je sais que cette histoire de braves n’est pas terminée. Qu’iels referont surface. Sous le ciel printanier, je veux y croire.

Ce n’est pas un vœu pieux. Fondée en 1990, la petite radio libre a gagné ses lettres de noblesse.au cours de l’été suivant, lors du coup d’état manqué contre Gorbatchev. Censurés par les putschistes, les médias officiels n’émettaient plus, ou de la musique et des images insipides. Gorbatchev et son épouse étaient prisonniers dans leur datcha de Foros.
Les journalistes d’Echo de Moscou parvinrent à émettre, au nez et à la barde du quarteron de putschistes. La radio devint ce jours-là le lieu de ralliement des démocrates, la pointe de la résistance au Comité d’Etat pour l’état d’urgence. Sur nos télés, on vit beaucoup l’image de Boris Elstine debout sur un char, on vit que l’armée ne suivit pas les putschistes, et Gorbatchev revenir de Crimée en pullover, libre et fatigué, soulagé. Ses jours politiques étaient comptés, on ne le savait pas encore.

Tout est à inventer : l’effervescence des années 90

La nouvelle radio devient alors la station de référence. Elle s’impose en nouveau media, offrant une info fiable, des émissions de débats ou de micro ouvert aux auditeurs. Un modèle de radio libre, comme il en existait depuis dix ou vingt ans à l’Ouest. Pour l’URSS de l’époque, c’est une révolution. Là-bas, il faut encore passer par une standardiste pour appeler l’étranger depuis la province, là-bas il n’y a pas d’annuaires téléphonique et je compile avec soin chaque numéro, chaque carte de visite. Je me souviens du sourire éclatant de la présidente du Comité des mères contre la guerre en Tchétchénie en me montrant la photocopieuse de l’association, un trésor dans ce pays très démuni en hifi.
Le comité des mères de soldats de Valentina Melnikova, l’ong Memorial fondée par Andreï Sakharov et son épouse Elena Bonner, Radio Echo de Moscou sont les premières associations, les premiers jalons de cette société civile qui naît avec la perestroïka et la glasnost de Gorbatchev et s’épanouit dans la tumultueuse décennie suivante.

La constitution de 1993 garantit les libertés de presse et d’expression, des journalistes quittent les médias officiels, certains font payer à leurs confrères venus de l’Ouest leur aide et leurs interviews. Pas “Echo de Moscou”, où la rédaction bouillonne, chaleureuse, et offre thé ou café avec un large sourire à ses visiteurs.
Ma première rencontre avec la rédaction d’Echo de Moscou doit remonter à 1991. Ou un peu plus tard. La rédaction s’était installée dans un petit appartement dans le cœur historique de Moscou, à deux pas de la Place Rouge. Plus tard, elle s’est installée dans l’un des hauts buildings du Nouvel Arbat. Chacun de mes reportages en Russie commençait par de stimulants échanges avec les journalistes d’Echo Moskviy.
Partage d’idées, vérification d’infos, aides pour contacter telle ou telle personnalité. Sans l’aide de Serguei, je me serais ensablée dans les rédactions officielles, bien plus lentes, terriblement bureaucratisées et lancées dans des shows clinquants.

A chaque fois, montrer patte blanche au pied de l’immeuble. Il fallait avoir pris rendez-vous pour prendre l’ascenseur, arriver au 14e étage, pénétrer dans les locaux, parcourir le long couloir à la moquette rouge fané. Comme dans ma rédaction, il y avait des studios isolés du bruit, une lampe rouge « on air », et ce jingle d’info qui m’était devenu aussi familier que celui de la RTBF. A chaque voyage, l’ingénieur du son qui m’accompagnait découvrait avec ravissement ce long r roulé formidablement exotique, « RRRRadio Echa mosckvuy ».
D’année en année, la radio grandit, elle a ses correspondants locaux, la pub s‘invite rapidement sur ses ondes. Première, deuxième guerre de Tchétchénie, Poutine devient premier ministre en août 1999 sur fond d’attentats terroristes, provoqués ou pas, et sa promesse de « buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes ».
Elu en 2000, un de ses premiers actes est de réduite au silence les premières télévisions indépendantes financées par les oligarques. L’émission satirique « Koukli » disparait, NTV aussi. Dans ces années-là, Echo de Moscou comme les autres médias se voient interdire de donner la parole aux indépendantistes tchétchènes. Quelques années plus tard, la censure déploie ses armes judiciaires : tout media de la mouvance libérale subit des enquêtes sans fin sur sa comptabilité. La plus que centenaire et prestigieuse Literatournaïa gazetta disparaît.

En septembre 2004, Anna Politkovskaïa survit à une tentative d’empoisonnement en buvant un thé alors qu’elle veut se rendre à Beslan où des terroristes tchétchènes ont pris des centaines d’enfants en otage, le jour de la rentrée scolaire. Elle ne survivra pas au commando qui l’attendait dans l’entrée de son immeuble le 7 octobre 2006.
Pour tous les journalistes russes, c’est un avertissement on ne peut plus clair. La journaliste était sur la liste noire des journalistes interdits au Kremlin.
“Echo de Moscou” s’est construit une crédibilité solide, Gazprom est devenu actionnaire de la radio, ce qui lui assure une relative protection. Les journalistes ont fondé leur société de rédacteurs, ils sont actionnaires minoritaires. Et lorsque Vladimir Poutine réunit les « rédacteurs » – le terme soviétique- au Kremlin pour leur donner le « la », Alexei Venediktov le rédacteur en chef d’Echo de Moscou, ne se laisse pas intimider. Peut-être même Poutine se plaît-il à avoir face à lui un journaliste frondeur, comme le chat aime à tester la résistance de la souris. Un journaliste américain rapporte cette anecdote.
Lors d’un tête-à-tête, Vladimir Poutine lui dit : « un ennemi, on lui fait face. Vous êtes en guerre avec lui et vous concluez un armistice. Un traître, on le détruit, on l’écrase. C’est la philosophie mondiale. Vous, vous êtes un ennemi ». Venediktov lui répond : « si vous voulez fermer Echo de Moscou, fermez-la. Je ne peux pas m’empêcher de faire ce pour quoi je suis là ».

Françoise dans les bureaux de la radio moscovite

“Echo de Moscou” est surtout écoutée dans la capitale, totalise en 2008 trois millions d’auditeurs à travers le pays, une audience éduquée et d’âge moyen. Dans le long couloir, les photos des visiteurs de marque, russes ou étrangers s’ajoutent les unes aux autres, année après année. Bill Clinton, Mikhaïl Gorbatchev, tel ou telles vedettes du showbiz ou des sports.
La petite radio libre est devenue une station généraliste reconnue, peut-être un alibi dans un paysage médiatique vulnérable. Elle est écoutée dans les cercles du pouvoir, même si elle devient, de facto, un refuge pour les esprits non inféodés à la pensée dominante, un média d’opposition. Comme Mediapart, Echo de Moscou accueille des blogs de journalistes, d’intellectuels peu ou prou critiques.
En 2008, lors de la guerre avec la Géorgie, le rédacteur en chef se fait rappeler à l’ordre.
Fin 2011, une vague de contestation éclate lorsque le premier ministre Vladimir Poutine annonce qu’il est à nouveau candidat à la présidence après le tour de passe- passe de la présidence confiée à son ami Dmitri Medvedev. Cela coïncide avec l’essor des réseaux sociaux, Vkontakte, Facebook, Twitter.
Des sites d’info en ligne apparaissent, beaucoup disparaissent assez vite, Echo de Moscou continue.
Manifestations de rue, élections sous surveillance du pouvoir et de l’ong Golos (La Voix) qui surveille les urnes. Le pouvoir réagit en bloquant pendant la journée du vote Golos, mais aussi les sites de la BBC et de la radio. Cette année-là, devant l’entrée de la radio un bonhomme pas très convaincu m’interpelle en me demandant qui je suis, d’où je viens. Petit contrôle…

Une exécution en trois coups

En 2014, dans l’hystérie de la campagne nationaliste de l’annexion de la Crimée, du « rattachement » comme on l’appelle côté russe, le pouvoir clive : il y a les bons, les « Nachi » ( les nôtres) et les « agents de l’étranger » , et insulte suprême, les membres d’une supposée « 5e colonne » de traîtres : Alexei Venediktov fait partie du lot, comme la romancière Ludmila Oulitskaia et d’autres artistes de renom opposés à l’annexion de la Crimée. Le climat se tend.
Mais “Echo de Moscou” reste un havre pour les esprits libres de la mouvance démocratique et libérale. La chaine de télévision Dojd ne peut plus émettre et se convertit en Web Tv, avec un succès certain pour ses “live”. Mercredi, elle a elle aussi été réduite au silence, et son dernier “live”, jeudi, était poignant. Chaleur et larmes, remerciements et coeurs en rafale sur le fil.
L’interdiction des deux medias me semble être une réplique immédiate à la décision occidentale d’interdire les medias d’info et d’infox Russia today et Sputnik.

De leur côté, les journalistes d’Echo de Moscou se réunissaient en assemblée générale. Mardi le parquet a ordonné la fin des émissions. Quelques heures plus tard le conseil d’administration décidait d’arrêter les émissions de la radio, par trois voix contre deux, celle de la société des rédacteurs. Une dépêche mal informée d’AFP reprise par Belga annonçait que la radio « se sabordait ». Impossible à croire.
Au téléphone, Serguei avait démenti : « Non, on continue sur nos réseaux sociaux ». Ce ne sera qu’un maigre sursis. Vendredi 3 mars, au jour 7 de l’offensive militaire, la douma (la chambre basse du parlement) a porté le coup de grâce en votant à l’unanimité le renforcement de la loi sur les «  fake news » : les journalistes qui utiliseraient d’autres termes que ceux d’«opération militaire spéciale » et s’abreuveraient à des sources d’information autres que celles des médias officiels sont passibles de 15 ans de prison.
En trois coups, le pouvoir russe a mis fin à 32 années d’un journalisme libre et de qualité professionnelle exemplaires.

La propagande deguerre en action : la valse des “fake news”

Comme l’interdiction de l’ong Memorial cet hiver, comme la condamnation d’Alexei Navalny à 2 ans et demi de prison l’an dernier (avant un nouveau procès), le démantèlement de ses bureaux et le harcèlement de ses sympathisants, interdire Echo de Moscou a une portée bien plus large.
Le silence d’Echo de Moscou, écoutée d’Irkoutsk à Saratov, rend plus difficile toute tentative de contestation à l’échelle du pays, et signale aux médias électroniques, aux radios locales que Vladimir Poutine balaiera toute voix indépendante.
D’autres médias étrangers ont aussi été privés d’existence en ligne.
Dans ce contexte, la BBC a rappelé ses journalistes, la journaliste franco-russe Elena Volochine a fait ses malles. Sur le plateau de France 24 elle soulignait l’autre jour que c’est la première fois que le pouvoir russe utilise la loi contre l’extrémisme contre les journalistes. « C’est la fin de notre monde » a commenté sur Facebook l’ancien correspondant de presse à Moscou Sébastien Gobert, aujourd’hui responsable du service international de La Libre Belgique.

Au jour 11 de l’invasion, je ne veux pas croire à cette apocalypse de la liberté d’informer. Quelques sites d’info alternatifs existent encore, en exil ou pas comme Mediazone qui annonce, au moment où je boucle cet article que ce dimanche, 16.000 personnes ont manifesté dans 34 villes de Russie.
Meduza, une rédaction exilée depuis plus d’un an ne publie plus depuis cette semaine. Vu le blocage des transactions financières avec la Russie, elle ne peut plus collecter des fonds en Russie. Censure plus sanctions financières, le paysage éditorial se réduit en Russie. Faudra-t-il se résoudre aux infos et infox du pouvoir ? Ce matin la très officielle agence de presse Interfax (voir capture d’écran) annonçait que l’Ukraine cherche à se doter de l’arme nucléaire. Un « scoop » digne des armes de destruction massive attribuées à Saddam Hussein en 2002-2003.

L’aventure du journalisme russe démocratique et pluraliste n’est pas finie, j’en fais le pari. Il y aura encore des martyrs, il y aura encore des héros.

Françoise Nice, 6 mars 2022

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