20 ANS DE COMBAT POUR LA GRATUITÉ par Bernard Hennebert

Pour écouter l’article de Bernard lu par Jean-Marie Chazeau :

Pendant tout juste vingt ans, et à un jour près, je me suis battu – avec des hauts et des bas – pour obtenir la gratuité « pour tous », le premier dimanche de chaque mois, au Musée d’Ixelles.
Le fond permanent de ce musée, qui appartient à la commune d’Ixelles, comprend, fait rarissime, une collection complète de toutes les affiches créées par Toulouse Lautrec, ainsi que de nombreuses œuvres de Picasso, Magritte, Spilliaert, Wauters, Alechinsky, Permeke, Miro, Delvaux, Morisot, Rops, etc. Il est souvent considéré comme l’un des plus beaux et des plus créatifs de la capitale de l’Europe.

En 2024, plus de 160 musées à Bruxelles et en Wallonie pratiquent aujourd’hui « la gratuité du premier dimanche du mois » (1). Pour arriver à un tel résultat, le combat a été long.
Cet avantage mensuel pour tous a été lancé en France en 1996 par le ministre de la culture Philippe Douste-Blazy. Le premier musée belge qui l’a importé est le Musée de la Gravure et de l’Image imprimée de La Louvière. C’était six ans plus tard, en 2002.

J’ai personnellement, en simple visiteur, mené le combat pour développer cette pratique culturelle en Belgique. D’abord quasi seul. Puis avec la collaboration de Jacques Remacle, en créant une association sans but lucratif pour rendre cette tâche plus efficace sur le moyen et long terme. Celle-ci, l’association Arts&Publics, a fait de petits miracles.
Tout particulièrement, en trouvant, ce qui est essentiel, les moyens et l’imagination pour promouvoir, mois après mois, cette gratuité, afin de la faire connaître peu à peu à des publics de plus en plus vastes et variés.

Le débat organisé par Art et Public à Ixelles (Photo J. Remacle)

Il me semble intéressant de montrer, à travers cet exemple concret, combien il est difficile, pour les usagers culturels, de faire vivre un tel avantage culturel sur la durée.
C’est un combat quasi ininterrompu. Intéressant aussi de montrer comment les habitants d’une commune peuvent se faire entendre, même si certains enjeux financiers contrecarrent parfois leur revendication. Ce combat a duré du 30 septembre 2004… au 1er octobre 2024 ! Vingt ans et un jour. C’est le temps qu’il a fallu pour asseoir définitivement cette gratuité « du premier dimanche » au Musée d’Ixelles. Du moins je l’espère… Une longue histoire d’espoirs et de désappointements.

Ce 1er octobre 2024, durant la campagne des élections communales en Belgique, l’association Arts&Publics a organisé à Ixelles, la commune où elle est établie, un grand débat public sur la politique culturelle, en présence de représentants des six partis politiques présentant des candidats. Il y a notamment été question, lors de la prochaine réouverture après travaux du Musée d’Ixelles, d’y restaurer ou non sa gratuité du premier dimanche. Elle n’était en effet plus d’application au moment où l’institution a fermé, à la veille de l’actuelle très longue rénovation.

Le candidat du parti des « Engagés », Geoffroy Kensier, a marqué son soutien à l’initiative et indiqué clairement qu’il ne suffit pas de restaurer cette gratuité, mais aussi de trouver les moyens de la médiatiser pour toucher un public qui ne fréquente pas encore les musées.
Le candidat du parti Écolo, Christos Doulkeridis, a expliqué que, contrairement à la période de 2005 à 2010, où la gratuité mensuelle pour tous était appliquée de façon volontariste par le conseil communal ixellois, le retour aux « premiers dimanches » gratuits se fera nécessairement car, depuis 2022 (et au moins jusque fin 2026), le musée est reconnu par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il devra donc appliquer le décret du 25 avril 2019 qui stipule, dans son point 5, qu’il doit offrir « l’accès gratuit à tous les visiteurs, le premier dimanche de chaque mois ».
Les autres candidats participants à ce débat se sont également positionnés en faveur de cette gratuité, mais de façon moins détaillée (et heureusement, car sinon le débat se serait prolongé jusqu’à pas d’heure !) : Romain de Reusme (PS-Vooruit), Gautier Calomne (MR), Margot Antoine (PTB-PVDA) et Alexandra Philippe (DéFI).

Le calendrier verviétois avec les 12 œuvres valorisées

La promotion de cette gratuité dans les musées se fait de multiples manières.
Arts&Publics publie chaque année la liste des musées participants dans « Regards sur les musées », une brochure d’une quarantaine de pages qu’elle a réussi à faire insérer dans le quotidien « Le Soir », et qu’elle diffuse aussi dans d’autres lieux, comme les bibliothèques et les salles d’attente des médecins.
Mais l’initiative qui m’a le plus marqué au cours de cette vingtaine d’années est celle de l’administration communale de Verviers qui, dans son musée des Beaux-Arts, a mis en exergue chaque mois, à l’occasion de ce jour de gratuité, une œuvre différente, et a régulièrement promu cette activité.
La cerise sur le gâteau : pour célébrer le nouvel an, elle a publié un calendrier qui reprend, mois après mois, les photos de toutes les œuvres ainsi sélectionnées (2).

Le musée d’Ixelles n’est pas le seul à avoir interrompu le principe d’un jour de gratuité. L’exposition temporaire sert souvent, d’une façon ou d’une autre, d’alibi à la chose. En voici une variante subtile.
Après avoir pratiqué la gratuité mensuelle « pour tous » pendant huit années, le musée des Beaux-Arts de Tournai a décidé de l’interrompre de février à fin septembre 2012, car ses locaux étaient occupés par une exposition temporaire, et que la gratuité « ne s’appliquait que pour le fond permanent ». Cette expo s’appelait « 101 chefs d’œuvre »… et ne proposait qu’un nouvel agencement de la collection du musée, sans apports extérieurs. Averti de cette supercherie par l’association Arts&Publics, l’échevin de la culture, Yves De Greef (CDH) fait rétablir la gratuité à partir de juillet 2012 – car il s’agit d’un musée administré par la ville.
La victoire s’est fêtée sur les marches du musée par un vin d’honneur, le dimanche 5 août 2012. No Télé a filmé à cette occasion une séquence qui a fait une belle promotion au musée.
Pour jauger la fréquentation, un gardien à l’accueil alignait ce jour-là des petites croix dans un registre. À l’heure de la fermeture, il y en a près de 500. Entre 3 et 10 fois plus que les dimanches payants précédents, a-t-il confié à notre association !

Revenons, en six points, au résumé de ces deux décennies de combats à Ixelles.
Une histoire tourmentée. Mais qui forme peut-être aussi une sorte de « mode d’emploi » pour les habitants mécontents qui voudraient imposer cette gratuité dans d’autres musées situés dans d’autres communes.

1 : En 2004 : la 1ère interpellation citoyenne au Conseil Communal

Le 30 septembre 2004, je suis le premier habitant d’Ixelles à utiliser le nouveau droit « d’interpellation citoyenne » qui vient d’être créé.
Je vais soutenir une proposition pendant quinze minutes au Conseil Communal. Pour pouvoir agir ainsi, à l’époque, j’ai dû rassembler plus de 500 signatures, dont 3/5 appartenant à des habitants de la commune. Ce qui n’est pas simple, car comment savoir qui est Ixellois et qui ne l’est pas, quand on entre par exemple dans un café ? Aujourd’hui, il suffit pour jouir du même droit de rassembler 25 signatures et de suivre quelques points précis de procédure (3).
Bel hasard : en 2004, ce sont les élections communales, et je recueille facilement de nombreuses signatures auprès des habitants qui entrent ou sortent du bureau de vote.
Le jour « J », à la maison communale où se déroule le Conseil, la partie de la salle réservée au public est pleine. Comme je me doute qu’aucune télévision n’aura fait le déplacement, je trouve du renfort auprès d’un de mes amis réalisateurs, qui enregistre un long plan fixe qui restera le témoin de l’événement. C’est feu Richard Olivier, l’auteur bien connu de nombreuses séquences de l’émission culte « Strip-Tease » (diffusée sur la RTBF et sur France3).
Près d’une centaine d’habitants sont venus soutenir ce combat, avec bouquets de fleurs et bouteilles de vin. Ma proposition : que le Musée D’Ixelles rallie les musées qui pratiquent déjà la gratuité « pour tous » le premier dimanche du mois, douze jours par an.

En 2012, au Musée des Beaux-arts de Tournai on fête le retour de la gratuité.

Ce soir-là, mon interpellation enthousiasme majorité et opposition au conseil communal.
Terminant le tour des prises de parole, le conseiller communal Roger Lallemand, bien connu comme coauteur de la loi sur la dépénalisation de l’avortement en Belgique, demande au nom du groupe socialiste que la proposition soit rapidement mise en place : « L’avantage de cette demande est qu’elle est délimitée. Son coût sera compensé largement par le déploiement d’une information du public et par l’accroissement inévitable d’un intérêt pour les musées. Dans un temps rapproché, il faut amener tous les musées à pratiquer une politique identique ».
Sylvie Foucart, l’échevine écologiste de la culture, annonce la décision de mener sans tarder une étude de faisabilité, et de constituer un comité consultatif des usagers du musée.
Le journal « Le Soir » du 6 octobre 2004 publie le compte-rendu de cette interpellation.

2 : En 2005 : démarrage de la gratuité mensuelle

Parole tenue : cinq mois plus tard, le 6 mars 2005, la « gratuité du premier dimanche » est inaugurée. Près d’une trentaine d’institutions la pratiquent déjà à cette époque-là, à Bruxelles et en Wallonie.
À cette occasion, une œuvre particulière est chaque fois mise en valeur. Cette fois, c’est une peinture néo-impressionniste de Théo Van Rysselberghe, « Le Thé au Jardin ».
Quelques jours plus tard, l’une des chevilles ouvrières du musée m’écrit pour exprimer sa joie : « Nous avons été heureux du succès remporté et nous avons eu, sans aucun doute possible, la preuve du bienfondé de cette démarche ».
Cette « mise en exergue » de la peinture de Théo Van Rysselberghe éveille d’ailleurs l’imagination du personnel : « Nous envisageons l’édition d’une carte postale de l’œuvre ». Cette idée ne se concrétisera pas, mais pourquoi ne pas la reprendre lors de l’inauguration du musée restauré (probablement en 2025) ? Pour créer petit à petit une collection de cartes postales valorisant tout son patrimoine ?
L’échevine de la culture Sylvie Foucart déclare à l’hebdomadaire Le Vif-L’Express du 15 juillet 2005 : « En quatre dimanches gratuits, le musée a attiré 500 personnes, toutes générations confondues, qui ne seraient sans doute pas venues en d’autres circonstances ».

3 : En 2008 : Fête de la gratuité

Le 2 mars 2008, le Musée d’Ixelles organise sa « fête de la gratuité du premier dimanche » pour célébrer le troisième anniversaire de l’initiative. Quelle fut l’œuvre « mise en exergue » ce jour-là ?
Une série de quinze affiches de l’époque 1900 dues à Privat Livemont, dans la lignée d’un Mucha. Près de cinq cents visiteurs participent à cette journée.
Le bilan fort positif de ces trois ans de gratuité mensuelle est détaillé au public par Madame Leblanc et Monsieur de Jonghe d’Ardoye, respectivement la conservatrice du musée et échevin de la culture.

Quatre ans de travaux au Musée d’Ixelles … pour la bonne cause !

4 : En 2010 : fin (provisoire ?) de la gratuité

Hélas, rien n’est définitivement acquis. Le Musée d’Ixelles va abruptement mettre fin à cette gratuité du « premier dimanche » pour son fonds permanent, en expliquant qu’elle est difficile à maintenir lorsque des expositions temporaires d’envergure, et payante celles-làs, sont organisées en même temps.
Une nouvelle majorité s’est entre temps dégagée au conseil communal : d’une tripartite PS-CDH-ECOLO, on est passé à une bipartite PS-MR.
Le vicomte Yves de Jonghe d’Ardoye, le nouvel échevin libéral de la culture, s’était pourtant affirmé un chaud partisan de cette gratuité mensuelle lors de l’interpellation citoyenne du 29 avril 2004, comme à l’occasion de son discours du 2 mars 2008, lors de la fête de la gratuité. Il décide pourtant de changer d’avis.

5 : En 2018 : retour probable de la gratuité du 1er dimanche

Ma newsletter « Consoloisirs » est diffusée à près de 15.000 destinataires ainsi qu’aux lecteurs du site « Entre les lignes ». Le 30 mars 2018, elle annonce qu’avec la fin des travaux qui vont métamorphoser le Musée d’Ixelles, on va sans doute assister au retour de la « gratuité du premier dimanche ».
Pour rappel, la seule explication donnée par l’échevin de la culture pour « justifier » sa suppression était le fait que cet avantage ne concernait que le fond permanent du musée, et que l’infrastructure à l’époque ne permettait pas d’empêcher les visiteurs « gratuits » d’entrer, ce jour-là, dans les locaux réservés aux expositions temporaires payantes.
L’échevin Yves de Jonghe d’Ardoye ajouta d’ailleurs que d’importants travaux de réaménagements (ceux qui commenceront en 2018) devraient permettre de trouver une solution à ce problème – et donc permettre la réintroduction de la gratuité mensuelle.

Pendant que le musée d’Ixelles ferme pour ces quatre années de travaux, j’écris à Romain De Reusme, l’échevin socialiste des travaux publics d’Ixelles, pour vérifier si les futurs travaux tiendront effectivement compte de cet impératif. …La prudence est parfois une vertu !
L’échevin Romain De Reusme me répond positivement : « Une utilisation séparée des espaces pour les expositions temporaires et permanentes sera rendue possible grâce à l’implantation d’une nouvelle entrée ».

6 : En 2023 : la fin des travaux est en vue

En 2023, je demande au bourgmestre et aux échevins en fonction de se positionner sur ce retour de la gratuité mensuelle pour tous, pour que son annonce soit imprimée à temps et en bonne place dans les dépliants, sites, affichages, tarifications, etc., avant la réouverture officielle du Musée. Car plus l‘information sur ce type d’avantage est forte, plus elle aura de chances de toucher de nouveaux publics.
Il ne s’agit plus cette fois d’une interpellation au conseil communal, mais d’une simple demande d’avis envoyée par écrit au collège. Elle doit être signée par au moins 20 personnes domiciliées à Ixelles, âgées de 16 ans minimum. Ce sont mes voisins et leurs proches qui vont récolter ces soutiens : Clotilde, Philippe, Nicolas, Marie-Luce, François.
Le 6 décembre 2023, le Secrétariat des Assemblées de la commune d’Ixelles rend publique la réponse signée par l’Échevin du Musée, Ken Ndiaye. Elle confirme que « la décision est effectivement prise d’une ouverture gratuite chaque premier dimanche du mois, dès la réouverture » du Musée d’Ixelles.

Bernard Hennebert.

(1) : Pour télécharger la liste et les infos pratiques des 160 musées qui appliquent cette gratuité actuellement : https://artsetpublics.be/programmes/le-guide-des-musees-gratuits/
(2) : http://www.consoloisirs.be/dimanches/090503.html
(3) : https://www.ixelles.be/site/12-Interpeller-le-Conseil-communal#:~:text=La
(4) : http://www.consoloisirs.be/dimanches/080302.html

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